EE 55 Legerete - Page 172 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté Le long travail d’avancer Mystère qui ne sait rien au fond si ce n’est le chemin d’explorer Traces invisibles Millénaires déroutes J’avance sans savoir Ultime issue connue et ignorée Je marche à l’aveugle à tâtons au milieu d’une forêt de signes Je marche seule parmi la foule Des humains comme moi marchent ne savent ni le temps ni l’heure Je marche sereine dans mes pas seuls que je connaisse un peu sans connaître Je marche debout sur mes deux jambes ou presque sans souffrance enfin histoire de dire J’avance pas à pas sans retour Lumière au loin joyeuse Seul ciment de cette quête imprévue Le chemin parcouru au-delà des mots rythme la nuit le jour Retrouvailles d’ombres sur le passage Soliloque Une femme danse dans les étoiles La nuit remue L’aurore perdue renaît Obole modeste Une pierre à l’édifice Petites mesures Le chant des mondes Hors des sentiers battus le fardeau des jours s’allège et rit La lune s’apaise à l’infini d’orages Sillon lent fange obscure horizon des possibles musique Des nuages lentement glissent Les chagrins sont des astres à ciel ouvert Le monde est à portée de main Cinq doigts Cinq continents Cinq muses en goguette Un bateau ivre Largue les amarres enfin et vole ! Aldona Januszewski Envol 55 la clé sous la porte_Mise en page 1 24/09/2013 18:11 Page 170 d’un art l’autre Une visite au musée Fabre de Montpellier Marie-Lydie Joffre Je suis plus sensible à un arbre calciné qu’à un pommier en fleurs Germaine Richier Grans, 1902 - Montpellier, 1959 Sculptures de Germaine Richier La sculpture de Germaine Richier est fondée sur l’amour et la crainte de la nature chevillés au corps du plus lointain de l’enfance. Une enfance de grand air à collectionner des trésors sur la plage des Saintes-Maries-de-la-Mer, collecter des dépouilles de chauvesouris, jouer avec les insectes dans la campagne languedocienne… En haut du musée Fabre, nous accueille la salle Richier dans une apesanteur blanche habitée de bronzes noirs. Cinq sculptures de Germaine Richier y sont mises en perspective avec d’autres statues d’airain : deux fortes têtes d’Antoine Bourdelle, La femme qui marche dans l’eau d’Aristide Maillol, Conjunction II de Lynn 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 171 étoiles d’encre (172) d’un art, l’autre Chadwick, et exception, Tête de jeune femme, petit marbre de LouisJacques Guigues. Toutes œuvres produites par des amis de l’artiste dont deux sculpteurs, anciens praticiens de Rodin. Guigues lui enseignera la taille directe à l’École des Beaux-arts de Montpellier, et Bourdelle lui fera travailler la taille directe et le modelage d’après modèle vivant dans son atelier privé à Paris. Ainsi adoubée, elle ouvrira son propre atelier dans la capitale. Sa vie sera vouée à la sculpture. Voici un aperçu des 5 œuvres. Loretto 1 (1934-1934) Bronze patiné foncé H 158 x L 51 cm Dans les années trente, la sculpture de Germaine Richier est de facture académique cependant personnalisée. La livrée de ses bronzes a la texture de l’écorce. Loretto 1 est un nu d’adolescent debout, grandeur nature, stature grêle et hiératique, tête rasée, pieds ancrés dans le socle à la manière d’Alberto Giacometti, contemporain de la sculptrice. - les deux ne se fréquentent guère mais s’influencent - Le regard suspendu dans l’existentiel, Loretto ne ressent pas flotter dans sa direction la séduction du nu luisant de soleil de Maillol. Le corps du jeune homme à l’épiderme de grand brûlé porte en substance les plages lissées et les reliefs courroucés des œuvres à venir de l’artiste. Modelage acharné d’entailles ; griffures, morsures des instruments du travail souvent laissées en l’état ; ici et là, trace léchée du tissu mouillé qui est appliqué sur le modèle de glaise pour y maintenir l’humidité. L’art de Germaine Richier, du modelage de l’argile charnelle à la finition dans l’aridité du plâtre, est bâti sur l’observation indéfectible du modèle vivant. Développer l’imaginaire en prise directe sur la réalité de la vie sera son parcours. 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 172 (173) légèreté Escrimeuse avec masque (1943). Bronze, fonte à la cire perdue H 101 x L 68,5 x P 35,5 cm Tête de l’éloquence, bronze noir démesuré de Bourdelle met en lumière le vif-argent de l’Escrimeuse avec masque, sculpture figurative que l’on dirait aux starting-blocks de bonds de sauterelle! Nous contenons de l’insecte dans les parcelles les plus endurantes de nous-mêmes. Suppléant qui réussit où nous échouons (René Char). Eh oui, le profil électrisé de la sportive en position de garde, segmentée dans son costume intégral, va jusqu’à nous faire ressentir le regard d’ubiquité sous la carapace du masque. Cette similitude avec une posture d’insecte à l’attaque défensive augure de la fulgurance des œuvres ultérieures… Autoportrait sans détour de l’artiste au combat de l’art? Dans l’immédiat après-guerre Germaine Richier fait le deuil de l’esthétisme; cela renforce le caractère puissant de ses œuvres. Le nu réaliste se transforme en nu sylvestre sous accumulation de fragments de la nature en tant que matériau incantatoire. J’ai peur de la nature, elle est méchante. Ainsi L’Homme forêt (1945) est-il greffé d’une bûche en guise de bras, et le corps ensemencé d’incrustations végétales. Création par ailleurs de nus abrupts vacillants, qui dépassent la taille humaine et sont pleins de vide. Leurs formes déchiquetées ont toutes été conçues pleines et complètes. C’est ensuite que je les ai creusées, déchirées, pour qu’elles soient variées de tous les côtés et qu’elles aient un aspect vivant et changeant. La démiurge construit pour émacier au point de tension extrême. L’Ouragane, (1948) et autres nus soufflés, ont inspiré de leur amplitude sur le néant la sculpture moderne dont celle de César. 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 173 étoiles d’encre (174) d’un art, l’autre La chauve-souris (1946-1946) Bronze naturel nettoyé. H 84 x L 91 x P 52 cm Voici un exemplaire, avec L’araignée ci-après, de la série de bronzes métamorphosés en êtres hybrides humain-animal, parfois végétal, œuvres expressionnistes dans lesquelles se loge la souffrance et dont l’élan vital nous renvoie, tels les Arts Premiers, à la transcendance de nos origines. Elle nous tombe dessus La chauve-souris en parachute mité, rugueux d’effroi, lanceur de banderilles ! Chimérique lustre à pendeloques, cape d’épouvante d’ors de Venise ouvrant sur le corps délabré d’une troublante bête écorchée qui nous poursuit de vibrations de gong… Luxuriances du bronze à nu ; la sculpture, non patinée, juste nettoyée, est conservée à l’état brut de la coulée, soit, doré ; l’une des premières tentatives de couleur dans les créations de l’artiste. La sculpture est grave, la couleur est gaie. Quant à la dentelle des ailes du petit mammifère, élaborée de filasse malaxée dans l’enduit au plâtre et projetée sur le squelette en fer de la construction, c’est carrément une résille de rocaille - et quel défi pour le fondeur ! - Fureur qui nous laisse entrevoir les frayeurs du farouche dans la nature. Elle ne refuse au bronze (par la voie de la glaise et des débris entés) ni le dépouillement, ni la torture, ni l’agonie ; elle ne craint pas d’aller jusqu’au cadavre, jusqu’à la charogne, rongée même. Certaines de ses créatures s’offrent à la mort comme à une caresse, les douces… On dirait qu’elles sont dans un au-delà, comme des larves qui seraient mortes en naissant. (André Pieyre de Mandiargues) 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 174 ©Marie-Lydie Joffre, L’araignée 1, croquis in situ d’après la sculpture de Germaine Richier, encre au stylo sur papier calligraphie, Clairefontaine, 30 x 40 cm, février 2013 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 175 étoiles d’encre (176) d’un art, l’autre L’araignée 1 (1946-1946) Bronze patiné, posé sur socle cylindrique en bois Surgissement oblique d’une fourmi noire pétrifiée ou pourquoi pas d’une femme-araignée à corps oblong d’obus, déhanchée, mamelles pendantes, membres cagneux, qui s’étire comme un fil dans le vide, retenue au socle par un seul point d’appui, la pointe du pied ! Elle s’escrime sur une toile absente mais son instabilité, qui reflète celle de l’époque, est transportée par une bulle elliptique de notre imagination qui lui sertit le corps de songerie. Ce vide qui l’effraie, Germaine Richier l’acclimate ici à la manière d’un matériau subtil induit par la rigueur de la composition. L’araignée fait des pieds, dont un sabot, et des mains, une presque humaine lui protégeant le visage, l’autre branchette menaçant de ses deux appendices, pour s’amarrer aux câbles métalliques aériens qui charpentent la construction des sculptures, et que dorénavant la sculptrice-marionnettiste laissera apparents dans ses pièces finales. J’aime la vie, j’aime ce qui bouge, je ne cherche pas à reproduire un mouvement. Je cherche plutôt à y faire penser. Mes statues doivent donner à la fois l’impression qu’elles sont immobiles et qu’elles vont remuer. Cette araignée qui a le pied marin nous invite à parcourir la bande dessinée de sa destinée sous tous les angles. Œuvre ludique, violente, en mouvement, dans l’esprit de l’art d’aujourd’hui ! 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 176 ©Marie-Lydie Joffre, Arachné, encre de chine et pigments sur papier Arches, 50 x 70 cm. 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 177 étoiles d’encre (178) d’un art, l’autre Tête de Marguerite Lamy (1955-1957) Bronze noir H 44 x L 17 cm Dans les années cinquante la peinture abstraite influence les arts. Germaine Richier reste en marge car elle ne cherche pas à exprimer des concepts mais à expérimenter le contact avec le vivant, conjuguer réel à surnaturel. Du reste, elle s’attache à revenir fréquemment au portrait comme pour faire des gammes. Une massive tête d’Apollon claustré dans une colère noire, signée Bourdelle, fait pendant à la fluette Tête de Marguerite Lamy, lustrée d’ébène. Portrait réaliste, à première vue. Pourtant examiné en détail, le doux visage délié de Marguerite est creusé de houles. La chevelure relevée dissimule une échancrure qui fend le crâne. La tête, perchée sur un très long cou façon tronc creux percé de trouées ourlées, et plus étroit à la base, ressemble de loin à un arbre qui marche. Sous un autre angle, le visage, tendu en figure de proue, regard mouvant sous la paupière, narines frémissantes, semble vibrer au flux des courants d’air de vie qui le traversent. Sculpture gorgée de turbulences à l’encontre de la statuaire en bronze habituellement scellée sous vide. Il paraît que tout portrait comporte 50 pour cent de ressemblance avec son auteur ; cela nous dit combien Germaine Richier a la nature en tête ! Ce portrait synthétise les fluctuations artistiques de la créatrice entre tradition et avant-garde. Germaine Richier, artiste visionnaire, transmute la matière en poésie du surréel. Art âpre d’une âme sensible qui a vécu les désastres des deux guerres mondiales et se blinde d’une armée de bronzes, métaphoriques de la nature du genre humain. Devant une sculpture de Germaine Richier tu sens que c’est interne, exactement comme devant une personne vivante, déclarait César, son élève. 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 178 Dialogue entre Huguette Bertand, poète et Marie-Lydie Joffre, artiste J’ai pas envie d’être sérieuse ces temps-ci. Juste faire les choses très sérieusement. HB Murmures mur à mur Y’a de tout sur les murs des murs colorés de mots des murs à photos et à tableaux des murs à musiques lointaines des murs à confidences des murs à complaisances des murs des murs des murs à poèmes édifiés des murs surréalistes des murs en attente du jour des murs partagés de souhaits des murs affolés et résistants des murs des murs des murs en ascenseur des murs aux aguets des murs partagés dans le tournis des jours des murs assoiffés de confidences des murs de sentiments éperdus des murs des murs 6 ee 55 d'un art l'autre_Mise en page 1 24/09/2013 18:19 Page 179
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