EE 55 Legerete - Page 15 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté transcrire des sons inconnus en grec. L’image qui accompagne les mots disparaîtra. L’image donnait libre cours à la liberté de l’interprétation, elle est désormais privée de ses images. S’introduit alors le dogme dans le langage. La plume de Ma’at sera traduite par ces deux mots responsables des guerres de religion: Justice et Vérité. Le poète voudra revenir à la légèreté des oiseaux Un oiseau palpite dans ma poitrine J’ai reçu du ciel et de la terre Une très solennelle légèreté Gilles de Obaldia (13) légèreté La poésie est la langue des oiseaux, légère, insouciante, amoureuse, elle enveloppe de beauté son objet, elle le pare d’imaginaire, le protège de l’esprit de pesanteur. Il y a un dieu pour les poètes. Le dieu de la parole et de l’écriture s’est revêtu d’un corps d’oiseau. Pour mieux voler vers les hauteurs, pour solliciter la vie. Solliciter la vie légère et changeante, ce sera aussi avec de la danse. La vie, en ancienne Égypte, était l’enfant d’un mariage. Celui de l’eau et de la lumière. Un cadeau du fleuve et du soleil. Tous les ans, on attendait la première goutte qui annonçait l’inondation. La vie dépendait de l’inondation. Trop forte, elle était meurtrière. Il la fallait abondante mais douce pour irriguer les terres. D’elle dépendait la vie. Légère et changeante, elle se cache sous le masque de l’imprévisible déesse. Nourricière, on la nommait, en ancienne Égypte, Hathor. On lui prêtait les traits d’une belle femme au corps ou aux oreilles de vache. Elle était porteuse de joie et d’amour. Destructrice, on lui prêtait les traits d’une terrible lionne; on la nommait alors Sekhmet. Il lui arrivait d’abandonner les hommes et leur pays et de s’en aller vers les lointains de la Nubie, laissant la vallée mourir et le soleil vieillir. Là-bas, elle se nourrissait de viande fraîche et de sang. On disait que la terrible Sekhmet projetait de détruire toute l’humanité. Alors on lui 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 13 envoyait une délégation pour la séduire et la ramener. Thot se trouvait à la tête de la délégation. Thot était amoureux de la déesse. Et les autres dieux le savaient. Pour elle, il inventait les mots qui pouvaient séduire. Il vantait les beautés du pays. Si seulement elle revenait, on lui construirait des temples, on lui organiserait des fêtes, un rituel. Thot dansait devant la terrible lionne, l’entraînant vers le pays dont il chantait les louanges. Arrivée aux frontières de la Nubie et de l’Égypte, à Philae, la terrible déesse se baigne dans les eaux du Nil et change de visage. Elle était Sekhmet, lionne cruelle, elle devient Hathor, déesse de joie et d’amour, ramenée. Le peuple applaudit, chante, la Belle est revenue, Neferetiiti. Arrivée à Denderah elle monte sur le toit du temple à l’heure du lever du soleil. Le soleil la caresse de ses premiers rayons. Le mariage de la lumière et de l’eau est consommé. Le soleil renaissait, jeune et fort, renaissait de lui-même et de la déesse. Tous les ans, quand venait la saison de l’inondation, Pharaon dansait pour la déesse Inondation afin de la ramener. Ceci était l’essentiel de son programme politique. La légèreté avec laquelle on se déplace de métaphore en métaphore pour cerner un destin qui dépasse l’entendement viendrait s’opposer à la pesanteur du péché tel que l’a vécu Sören Kierkegaard. Sören Kierkegaard était ce philosophe danois qui initia l’existentialisme. Pèsent sur sa vie et sa pensée ce péché que commit son père. Celui-ci aurait maudit Dieu. Sören est fiancé à Régine. Ils s’aiment d’un grand amour. Soudain, Sören rompt ses fiançailles. Le poids du péché est trop lourd. Sa relation à Dieu est d’angoisse et de désespoir, de soumission et de quête religieuse. Crainte et Tremblement est le titre du livre qu’il écrivit après la rupture. Il y est question de la relation d’Abraham à Dieu et du sacrifice d’Isaac. Prends ton Unique, ton fils bien-aimé, Isaac, dit Dieu à Abraham ; va-t’en au pays de Morija et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai. Et Abraham de prendre du étoiles d’encre (14) 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 14 (15) légèreté bois pour le bûcher; il monte, avec son fils, sur la montagne de Morija. Où est la bête du sacrifice, demande le fils. Dieu y pourvoira dit le père. Abraham allume le bûcher, attise le feu, lie l’enfant quand une main divine lui tend la bête du sacrifice. 5 Régine est sacrifiée. Sören est en quête d’éternité. Cet instant d’amour total qu’il a vécu avec Régine, il voudrait qu’il se répète, éternellement se répète. Sa quête d’amour impossible est source d’angoisse et de désespoir. S’il avait la foi, il aurait l’espérance. Mais sa relation à Dieu est perturbée par ce péché que son père a commis, maudissant dieu dans le désert du Jutland. Un abîme le sépare de la foi. Il explore des vies possibles: ou bien il épouserait Régine, alors sa vie serait une vie morale, banale; ou bien il choisirait la vie de l’esthète; celle de Don Juan, ce Don Juan qu’invente la musique de Mozart, légère comme les bulles du champagne. La morale est laissée en suspens chez Kierkegaard. Ou bien ou bien, est le titre de l’ouvrage qui n’aboutit pas à un choix mais à des vies possibles. Nietzsche a-t-il lu Kierkegaard? À Georg Brandes, l’écrivain et critique littéraire danois qui contribua à le faire connaître, il écrit vouloir mieux étudier cet œuvre. Aurait-il accusé chez Kierkegaard un esprit de pesanteur, ou bien au contraire, un désir de répéter l’instant de vie que dure une bulle de champagne? Deleuze accuse chez lui un idéal ascétique, l’intériorité qu’il appelle l’araignée. Nietzsche s’est attribué un autre dieu que celui de Kierkegaard: Dionysos, un dieu doué d’une légèreté aérienne, qui nous invite à danser, à jouer aux dés, qui ne juge pas, ne condamne pas, ne se laisse pas accabler par la faute. Dionysos et Zarathoustra. Zarathoustra qui aime l’homme prodigue 6. 5. Genèse, 22 6. Ainsi parlait Zarathoustra, édition Gallimard, Paris, 1971, p. 36 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 15 Je vous le dis, pour pouvoir engendrer une étoile qui danse il faut en soi-même encore avoir quelque chaos 7. Ainsi Deleuze aborde-t-il Nietzsche et Kierkegaard. Je ne croirais qu’en un dieu qui à danser s’entendît ! Et quand je vis mon diable, lors le trouvai sérieux, appliqué, profond, solennel : c’était l’esprit de pesanteur – par qui tombent toutes choses. Ce n’est pas par ire, c’est par rire qu’on tue. Courage ! Tuons cet esprit de pesanteur ! J’ai appris à marcher ; de moi-même, depuis, je cours. J’ai appris à voler ; pour avancer, depuis, plus ne veux qu’on me pousse ! Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant me vois au-dessous de moi ; par moi c’est maintenant un dieu qui danse. Ainsi parlait Zarathoustra 8. étoiles d’encre (16) 7. ibid, p. 27 8. ibid, p. 53 ©Peggy Sultan 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 16 une artiste à étoiles d’encre élène usdin ©L'Amourfou/LeMondeduregard2013 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 17 ©Rousse / Le Monde magazine 2007 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 18 interview d’elene Usdin par isabelle blondie Si je te demandais d’ébaucher un autoportrait, que me dirais-tu ? Je me représenterais en train de dormir les yeux fermés avec des yeux ouverts peints sur les paupières. Peux-tu me préciser ta formation ? J’ai étudié à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, de 1991 à 1996, en communication visuelle puis en image informatique 2D et 3D. C’est une école qui tisse beaucoup de liens entre ses différentes sections, ce qui m’a permis de faire de l’illustration, de la peinture, de la photographie, de l’animation, de la gravure, de la sérigraphie… en plus des cours communs de sciences humaines, descriptives et d’histoire de l’art. Elle revendique surtout sa pluridisciplinarité qui permet de s’imaginer touche-à-tout, ou passant d’un médium à l’autre si le besoin s’en fait sentir. Depuis combien de temps t’intéresses-tu au médium photographique ? Quand j’étais enfant et que mes parents habitaient encore ensemble, mon père qui travaillait beaucoup, avait pendant ses loisirs installé une chambre noire dans un débarras de l’appartement. J’avais 8 ans et cela reste pour moi des moments privilégiés et magiques que je passais avec lui à tirer ses photos. Puis son Pentax et son agrandisseur, qu’il avait laissés dans l’appartement en quittant ma mère, ont été utilisés par son nouvel ami, qui était photographe. J’ai récupéré le tout en sortant du lycée. J’avais donc déjà des connaissances pour manier l’argentique et le tirage en rentrant aux Arts Décos. J’ai installé l’agrandisseur dans le premier appartement où je me suis installée, étudiante. Mais je me suis réellement approprié le médium photographique en 2003. Je travaillais beaucoup sur des commandes 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 19 étoiles d’encre (20) une artiste ; elene usdin d’illustrations, et mon ami était photographe. J’ai eu envie d’utiliser ses caméras. Mais la démarche est devenue à ce moment-là nouvelle, car je me suis mise en scène, d’abord pour lui, pour le faire rire et lui plaire, ensuite comme un nouveau langage pour moi. Une véritable boule de neige: je ne pouvais plus m’arrêter. J’avais le sentiment, vraiment par hasard, d’avoir trouvé, plus que le dessin, mon moyen d’expression. Avec quel appareil travailles-tu ? En argentique avec un Hasselblad 500CM et un Nikon FE, en numérique avec un Canon 5D mark III qui permet aussi de filmer en très bonne définition. En dehors des Arts Visuels, où trouves-tu l’inspiration ? Dans les livres, dans de petites choses de la vie quotidienne, des objets placés de telle ou telle façon, de nouveaux lieux, mes rêves et cauchemars. Comment choisis-tu tes modèles ? Et surtout, comment as-tu choisi celles qui ont incar né tes femmes célèbres dont on connaissait déjà les visages : Simone de Beauvoir, Juliette Récamier, Joséphine de Beauharnais, étoiles d’encre (20) une artiste; elene usdin ©Chanelmou/LeMondeduregard2013 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 20 Sand et Isadora Duncan ? Je choisis mes modèles en fonction de ce que je ressens en les regardant. Si elles me touchent, ça peut être pour des choses insignifiantes comme la forme de leur nez ou le blanc des yeux sous la pupille, la façon de bouger, une expression, une chevelure… En général, la grâce qui se dégage de l’ensemble. Pour les femmes célèbres, une petite ressemblance avec le personnage à incarner, mais surtout je pense, une vraisemblance dans l’esthétique du modèle avec l’époque qu’elle devait représenter, ou du moins l’idée que je m’en faisais. Le canon de beauté à l’époque de Joséphine n’étant pas le même qu’à celle de Simone de Beauvoir, j’ai voulu un sourcil épais, un visage assez « moderne » pour Simone; un air plus enfantin, plus candide dans l’arrondi du visage ou des yeux pour Joséphine… Idées préconçues et stéréotypées de ces femmes célèbres, que l’on connaît soit par les peintures et photos, soit par la mode de l’époque. Ce qui est en soit un indice aussi sur qui elles sont. Et dans ce travail, quel était le sens de tes autoportraits en… ? Quel intérêt de se prendre comme modèle et de dédoubler ainsi l’image de ces femmes ? Était-ce pour brouiller les pistes ? Pour former des diptyques ? C’est venu comme un jeu. Pour cette carte blanche PHPA, le photographe se voit offrir une nuit d’hôtel dans chacun des hôtels HPRG. Lorsque j’ai passé mes nuits à l’hôtel, nous avions déjà posé le sujet et choisi les cinq femmes célèbres que j’illustrerais avec Alain Bisotti, le directeur artistique du prix PHPA. J’ai donc décidé, par jeu et par habitude (car j’avais déjà fait des photos dans des hôtels où je passais la nuit) de venir avec des déguisements dans le but de jouer le rôle de la femme célèbre à qui « appartenait » la chambre. La série s’appelle chambre d’essayage, et comme dans une cabine d’essayage, j’enfile des rôles… Effectivement, il s’agissait aussi d’un jeu de miroir avec la seconde partie de ce travail où j’ai recherché des modèles pour jouer et enfiler ces mêmes rôles. Moi, je les jouais endormis dans l’intimité de leur chambre, et elles, (21) légèrete 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 21 devaient les représenter dans leur rôle de représentation sociale. La face cachée et la face visible de chacune. C’est de cette façon que l’autoportrait de Moi en Simone (de Beauvoir) la montre les jambes en l’air; alors que dans son portrait officiel, elle est coiffée, maquillée, enrubannée, sur un fond rouge comme un écrin de bijou. J’ai écrit pour chacun de ces dyptiques un court paragraphe qui commence par J’ai rêvé… Chacune endormie dans les autoportraits, se rêve en un rôle fantasmé dans le portrait. Joséphine en arbre, Simone en bague de fiançailles, Isadora en poupée cubiste, George libérée de sa cage-crinoline et Juliette en étoile. D’une manière générale, les femmes sont omniprésentes dans ton travail, et en particulier des femmes modernes. Est-ce par hasard ? Sciemment? Inconsciemment? étoiles d’encre (22) une artiste ; elene usdin ©Moi en Simone / Carte blanche PHPA 2010 étoiles d’encre (22) une artiste; elene usdin 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 22
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