EE 55 Legerete - Page 143 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté Une vie Adriana Lassel Il serait difficile de mesurer en années le temps qu’ils vécurent ensemble. Combien d’automnes, combien d’hivers déjà depuis que ses cheveux noirs de jais perdirent peu à peu leur brillance et leur volume? Depuis que ses grands yeux chatoyants, qui posaient sur elle le doux regard d’un homme affectueux et bon, s’éteignirent petit à petit, envahis par le flou qui révèle la présence mortifère du diabète. Ne dites pas que c’était un vieux couple car il avait récemment perdu sa pudeur pour lui parler d’amour. Avez-vous déjà vu un jeune homme de soixante-cinq ans qui, du fond du sofa où il est assis, regarde ou plutôt devine son visage à elle et lui dit: Je t’aime, Nani, je t’ai toujours aimée. Toujours, c’est le temps qui leur fut donné pour vivre ensemble depuis leur toute première rencontre dans un hôtel de La Havane. Lui, combattant de la Guerre de Libération, moudjahid. Elle, arrivée d’un pays lointain avec un prix littéraire tout neuf qui fut son visa pour une nouvelle vie. 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 141 Pourquoi croyons-nous, quand nous sommes jeunes, que nous avons l’éternité devant nous? Comment, en si peu de temps, pouvons-nous aimer, enfanter, éduquer nos enfants, pleurer et rire avec eux? Manifester dans les rues, penser de nouveau au pays, qu’il va si mal le pays, et nous mettre à pleurer parce qu’ils ont tué le Président et parce que de sombres nuages s’abattent sur nous? Et tout cela en si peu de temps… Ils ne se rendirent pas compte qu’ils étaient devenus un vieux couple, seuls tous les deux, parce que, l’un après l’autre, les enfants s’en étaient allés. Et pas seulement leurs enfants; les jeunes de l’immeuble, des autres maisons, du quartier, abandonnaient eux aussi le pays. Le pendule continuait son va-et-vient ininterrompu: tic-tac, tic-tac. Avant la fin, il parvint à lui dire : Je t’aime, Nani, toujours je t’aimerai. Paris, le 17 mai 2013 Traduit de l’espagnol par Yasmina Madiba étoiles d’encre (142) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 142 La comète de Rivoli Nic Sirkis Ce matin, le groom de la porte d’entrée a ouvert violemment le battant sur l’air ensoleillé de l’avenue. Après des semaines de pluie et de trottoirs essorés par les averses, la lumière est revenue. Le marché, sur le trottoir d’en face, étale ses couleurs sous les bâches cirées des auvents. Le week-end prochain, on passera à l’heure d’hiver ; ce dimanche 21 octobre, c’est une dernière rémission de l’été. Je vais traverser à vélo la capitale de ma Porte Dorée jusqu’aux berges du Trocadéro, de l’orée orientale de la ville, vers les monuments de Paris. Un film auquel j’ai participé est projeté dans une salle du Musée d’Art Moderne, longue pellicule de… 105 heures. Lecteurs, nous nous succédons par centaines pour dire face à la caméra La recherche du temps perdu dans un « Proust lu » que réalise Véronique Aubouy à cheval sur deux siècles et plusieurs décennies. Les pages que je lis de Sodome et Gomorrhe seront projetées vers midi; j’ai plus d’une heure devant moi pour pédaler dans le soleil revenu d’octobre. L’allée cyclable de Daumesnil déroule son ruban argenté jusqu’à la Bastille. 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 143 étoiles d’encre (144) mémoire et histoire Paris dort encore. La chaussée s’éveille. Les stores de la rue Saint Antoine sont baissés sur les vitrines des magasins, paupières métalliques du repos dominical. Quelques balustrades de chantier en travaux éclatent de tags multicolores comme des serpents enlacés. La tour Saint Jacques règle la circulation parsemée du dimanche sur la place du Châtelet. La rue de Rivoli est à moi. De rares automobiles surgissent pour filer vers la Concorde. Le squat du 59 qui a largué ses artistes somnole le long du macadam, près de la Samaritaine décapitée. J’approche du Palais Royal en pédalant sur ma bécane, quand un frôlement me double dans un courant d’air. Je n’ai pas senti approcher le silence pneumatique. Seul le souffle du cycliste ricoche comme une note brève sur mon tympan qui vagabonde. Le vélo bleu et son cavalier me dépassent pour se rabattre devant moi sur l’allée cyclable. C’est alors que l’asymétrie des jambes qui pédalent accroche mon regard pour ne plus le lâcher. Mes yeux sont pris à l’hameçon : Un homme, devant moi, plutôt jeune, coule le long des colonnades de Rivoli. Sa jambe gauche est recouverte jusqu’à la cheville par la toile d’un blue-jean des plus ordinaires au bas duquel la chaussure de sport appuie vigoureusement sur le pédalier dans un roulement mécanique. L’homme est penché sur le guidon, tête nue. Sa veste flotte au vent, le long des jardins des Tuileries qui défilent à bâbord. Ce qui aimante ma vue, c’est autre chose. C’est une fulgurance qui m’obnubile comme une éponge effaçant d’un coup tout le décor annexe. Le cycliste a remonté pour sa course le côté gauche de son pantalon jusqu’au genou et son mollet dénudé qui monte et qui descend en suivant le roulis de la pédale éclaire la ville comme une comète blonde. Le galbe arrondi du jarret est celui des 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 144 (145) légèreté statues antiques du Louvre voisin, si ce n’est les poils châtains luisants de vie qui brillent dans les rayons d’automne. Le soleil matinal nous pousse dans le dos, lui devant, moi derrière à travers Paris et le mollet hâlé, souple, dansant dans la valse du pédalier, maquille quelques secondes la densité citadine d’une coloration de bord de plage. Mes pupilles ne peuvent plus lâcher ce tronçon de jambe qui, comme une vague écumant sur le bitume, me chavire dans une émotion inattendue, un tsunami musclé de chair. Mais le vélo bleu me distance vite en filant le long des arcades de Rivoli comme une comète fondant vers l’obélisque de la Concorde. Je ne devine plus que la boule arquée du mollet se diluant dans une bouffée charnelle. Bientôt elle fait déjà partie du passé, mais je suis bien sur ma selle; la cité a pris une autre dimension, un autre rythme. Ses pierres tangibles respirent la sérénité. Après le Concorde, je bifurque le long des quais de la Seine jusqu’à Alma-Marceau pour remonter l’avenue du Président Wilson. Quand j’attache mon vélo sur la place de Tokyo devant le MAM, la Tour Eiffel est là en face de moi, droite dans le soleil. Je m’aperçois en levant le nez que le brouillard rosé de l’aube n’a pas encore dégagé sa tête. La Tour Eiffel se dresse comme une grande girafe de l’autre côté du fleuve, sa cime cachée dans l’écharpe de brume, mais ses quatre mollets charnus bien plantés sur le bord du fleuve. Je rentrerai chez moi en longeant les quais jusqu’à Bercy. 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 145 TEMPS À RIEN Toujours eu besoin D’un temps à rien Ce temps à rien À peine rêvé Et pas pensé Animal peut-être… Végétal… Certainement minéral Mon île bleue Où le soleil irradie Et à lui-même se suffit Mon île blanche Aux veines de soufres et de fer Temple du temps ample Sans bascule avant Sans hier et sans demain Temps Non pesé non compté Ni minutes ni secondes Pas négocié Instant volé d’éternité Où enfin je sais Être née pour être Rose-Marie Naime Illust. Danièle Maffray 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 146 Ce simple moment flotté Luxe, calme et volupté! Dit, cela a déjà été! Mieux direz-vous et pourtant? Parfums pénétrants des éléagnus en fleurs, doux et suaves, fragrances printanières et automnales à la fois, avril et octobre confondus! Douce chaleur d’un soleil roi dans le bleu des nues, chaleur enveloppante et saine des rayons obliques, douceur de mai et de septembre à la fois, été et automne confondus! Caresse de la brise coquine sur ma peau nue! Derrière une haie odorante deux corps allongés se gorgent de ce soleil, de miel tout velouté. Volupté! Des troncs déracinés, longs corps pantelants, inertes échoués mais comme transcendés jonchent la plage des touristes abandonnée. D’éphémères sculptures de ces bois habilement dressés s’élèvent vers le firmament inexorablement bleu. Calme! Au loin, silhouettes dorées sur la jetée, un chien et son maître. Scintillement, éblouissement de la mer, ors et argents. Jusqu’à l’horizon. Fascines de rayonnements! 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 147 Luxe! Instants précieux, longues minutes savourées et uniques. Seule entre sable et ciel, moi si solidement ancrée dans un quotidien banal! Luxe, calme et volupté! C’est là, vrai, ici et maintenant! Et pourtant? Luxe, calme et volupté! Ce simple moment flotté, ce moment dérobé. Et pourtant? Demain ce sera la froidure occitane. Demain ce sera la violence de la tramontane. Demain ce sera moi et mes tracas. Demain plus rien ne me surprendra. Et pourtant? Luxe, calme et volupté! Ce moment ineffable fera, par le souvenir opportunément convoqué, de ce qui adviendra un parcours choisi et accepté. Régine Seidel . étoiles d’encre (148) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 148 Le cadeau Annick Demouzon Et que devant la mer qui baisse et se retire, Une femme soit belle et puisse encor sourire. Henri de Régnier La vieille est assise sur sa chaise. Elle écosse des petits pois, qu’elle a cultivés avec son vieux, au jardin du bord de l’eau. Les fenêtres des maisons, tout autour, la regardent. Elle est seule. À cette heure, ils sont tous ailleurs. Au travail, au bistrot, en balade… Elle, elle ne se balade plus. Depuis longtemps. Elle a de bien trop mauvaises jambes et ça ne lui fait plus guère envie, de se balader. Où irait-elle ? Et puis, est-ce encore de son âge ? Elle préfère rester dans la cour à éplucher ses petits pois, et elle pense à la vie. Elle revoit son passé, fait le point du présent, interroge le futur. Pour être prête, quand le jour viendra. Partir ne lui fait plus peur. Mais elle se sent seule. Elle a beau vivre ici depuis des lustres, elle a toujours eu en elle ce sentiment d’être seule — elle ne sait pourquoi. Pourtant, ils sont nombreux et elle les connaît tous. C’est souvent qu’elle 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 149 discute avec eux dans la cour, de rien, de tout et de n’importe quoi, du reste, tout ça, c’est du pareil au même. Eux, ils se disent sans doute que c’est une bonne vieille, même si — ça lui arrive — elle se montre un peu bourrue parfois. Mais une bonne vieille. Parce qu’elle leur parle d’eux, qu’elle leur pose les questions qu’il faut, des questions qui n’ont pas besoin de vraies réponses. Depuis le temps qu’elle traverse la vie, forcément, elle sait y faire avec les gens. En fait, d’eux, elle s’en fiche un peu. Mais puisqu’ils sont là, elle leur parle, elle leur fait un sourire quand ils passent — ça fait toujours du bien et ça coûte quoi ? Pourquoi ne pas se dire un mot puisqu’on vit presque ensemble ? Elle les laisse se raconter, elle hoche du bonnet : « Oui, oui, bien sûr » et ils s’éloignent tout contents. Ça rend les heures plus douces. Mais est-ce que, pour de bon, elle les écoute ? Et s’ils n’étaient pas là, lui manqueraient-ils ? Ce qui lui manque, à elle, ce sont ses gosses. Elle n’en a jamais eu et personne de la courée n’est jamais venu lui demander si ça lui faisait de la peine, à elle, de ne pas en avoir. Pourtant, oui, ça lui en faisait. Et maintenant encore. Des fois, elle aurait bien aimé qu’on lui en parle, de ça. Mais jamais. Pas un mot. Personne. Ses gamins — ceux qu’elle n’a jamais eus —, c’est souvent qu’elle y pense. Sa solitude au milieu des autres, c’est eux, eux qui ne sont pas et devraient être. C’est pour eux qu’elle s’est gardée seule dans sa tête, pour leur tenir la place, au cas où ils voudraient venir. Des années comme ça. Maintenant, bien sûr, c’est trop tard, il y a bien belle lurette, mais, toute sa vie, ils ont été là, en elle, comme une attente, quelque chose qui… Ce n’est pas d’un coup que ça va changer. Une voisine passe près d’elle : — Alors, la vieille, ça va ? étoiles d’encre (150) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 150
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