EE 55 Legerete - Page 133 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté en papier que j’ai soigneusement fabriquée, je vais pour la porter à la bouche et je m’adresse au monsieur très élégant: « Avez-vous du feu s’il vous plaît Monsieur? » Le monsieur très élégant me regarde et me dit: « Mademoiselle, il est interdit de fumer dans le métro vous savez ». Je fixe ses yeux, je suis contrariée. Je fais le geste de remettre ma cigarette en papier dans la boîte en fer Craven A de ma mère. Ma mère ne dit rien. Il y a peut-être juste un petit pli aux coins de ses lèvres. La voix du monsieur très élégant m’arrête: « Mademoiselle, faites attention, si elle était allumée? » Alors je ne sais plus quoi faire de cette cigarette en papier, je ne la range pas dans la boîte, je ne peux pas la jeter parterre, alors je la donne à ma mère, je ferme la boîte en fer, j’ouvre le sac rouge en cuir d’Italie, je range la boîte en fer dans le sac, je ferme le sac, je reprends la cigarette en papier que tient toujours ma mère et j’attends de descendre à la station. Je tiens mon sac. Je suis digne. Je me tiens droite. Nous descendons ma mère et moi. Je me retourne, je dis au monsieur très élégant: « Merci Monsieur je ne savais pas ». J’ai eu cette impression : une chose importante venait de se passer. La vie. Ce monsieur très élégant, avec beaucoup d’humour, a regardé la petite fille que j’étais qui voulait faire comme sa mère et qui était elle-même, la petite fille que j’étais, la petite fille avec son sac rouge en cuir d’Italie. Lorsque je suis sortie du métro, je me souviens, je sautais à cloche pied, comme font les enfants, en tenant mon sac rouge en cuir d’Italie. J’avais le sourire aux lèvres. Je l’ai encore aujourd’hui: je vois le sac rouge en cuir d’Italie, la boîte en fer Craven A et ma cigarette en papier. La kanaka pour le café turc, la petite, était toute bosselée. Je l’ai gardée encore dans le transport entre la rue d’Orchampt et la rue des Trois Frères et puis je l’ai jetée lorsque j’ai quitté la rue des Trois Frères pour la rue Doudeauville lorsque j’ai traversé les (131) légèreté 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 131 jardins du Sacré Cœur. C’était en 2012. Elle est odorante la kanaka, la petite cafetière pour le café turc avec la cardamome verte et la fleur d’oranger. À l’égyptienne. Elle est dans le livre, à la page 120, Une enfance juive en Méditerranée musulmane 4 dans le texte Jo et Rita que j’ai écrit. Alors le mot valises, pluriel, est un mot voyageur. Et le voyage c’est traverser et écrire Les valises pour écrire La légèreté. À rebours. Le chemin. Il n’y a plus Les valises. Il y a ma valise, je mets un mot dedans et c’est ce mot écrire qui est ma valise qui me transporte qui me porte. Je ne porte pas le poids. Sauf le poids des mots. Histoire: La légèreté. étoiles d’encre (132) mémoire et histoire 4. Une enfance juive en Méditerranée musulmane, Éditions Bleu autour, 2012. Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, écrivain et nouvelliste. 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 132 Moucharabieh Moucharabieh fragile, Etrange étrangeté ! De tes voiles d’azur éphémères et au vent, légers, quelle chair veux-tu dissimuler que tu ne saurais mieux révéler ? Quels regards fantasques, curieux et égarés ont tes secrets si mal gardés ? Eclats indiscrets, si vite dispersés ! Ô mémoire par trop labile ! Tout est déjà oublié ! Régine Seidel 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 133 ©Elene Usdin, Valise 2, 2008. 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 134 Exil 1 Rosa Cortès Par beau temps, les sorties dominicales de l’après-midi se faisaient en famille et parfois avec les amies des parents, ces femmes venues travailler pour gagner de quoi payer les dettes engendrées par la misère dans leur pays. Elles occupaient des emplois de concierges, femmes de ménage, cuisinières, gouvernantes… Toujours des emplois de service et de proximité. Toujours des emplois de confiance. Elles étaient seules, jeunes filles venues avec une tante ou une mère ou des épouses sans le mari. Les femmes mariées n’avaient plus d’enfants en bas âge et leur conjoint, souvent paysan, se devait de veiller aux seules richesses qu’ils possédaient, des lopins de terres héritées qui rythmaient leur vie depuis leur naissance. Ils ne pouvaient laisser en friche ce qui justifiait leur vie. Leur unique ambition était de garder, de maintenir en l’état, leurs possessions et de surmonter les impondérables de leur précarité. Leurs bras étaient noués à leur terre. Qui d’autre que les femmes pouvaient s’éloigner de cette matrice sans partage ? Quand la terre exsangue ne pouvait plus remplir chaque jour les assiettes des repas, quand la terre malade, se révulsait et retenait sa pitance, 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 135 quand la vie elle-même dans un de ses imprévisibles détours faisait un croc-en-jambe où l’on se blessait, les femmes, avec amertume, douleur, résignation, espoir, prenaient la décision de quitter le foyer et de partir. Il suffisait que de « l’autre côté », dans le pays d’accueil, il y ait des amis ou des connaissances susceptibles les premiers temps de les recevoir, les héberger et les guider dans leur nouvelle vie. Elles laissaient derrière elles mari et famille, aux bons soins d’une solidarité familiale ou communautaire espérée et cette séparation, économiquement obligée, à laquelle elles s’étaient résolues en désespoir de cause, était vaillamment acceptée. Bien sûr, leurs enfants, quand elles en avaient, étaient déjà des jeunes gens aidant le père aux champs ou des jeunes filles qui les rejoindraient plus tard, une fois la route défrichée et qui, en attendant, les remplaçaient dans une maison désorientée par leur soudaine absence. Dans leur nouveau pays, dans leur nouveau foyer, elles ne se plaignaient pas de leurs austères conditions de vie où elles travaillaient six jours sur sept, dix ou douze heures par jour. Elles étaient coutumières de ces longues journées de labeur et les trouvaient moins rudes que celles qu’elles avaient connues. Elles avaient le grand confort de l’eau courante et du modernisme qui embellissait les villes. Elles se languissaient seulement des îlots affectifs auxquels elles s’étaient arrachées et la solitude dans leurs rares moments d’oisiveté leur était insupportable; elles auraient bien voulu travailler sept jours sur sept pour épuiser leurs cœurs et leurs esprits. C’est pourquoi, le dimanche, jour de congé, se dépêchaient-elles d’aller se frotter à des congénères. Toutes ces femmes qui émigraient pour sauver de la faillite financière leurs foyers n’étaient pas toujours issues d’un milieu rural; elles venaient parfois de villes importantes et il y eut étoiles d’encre (136) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 136 même pendant quelques années, une jeune aristocrate débarquée de Palma de Majorque. Elle était ravissante, blonde aux yeux verts, avec une peau très pâle et de longs cheveux blonds bouclés qui faisaient l’envie de l’enfant appelée, elle, « la noiraude ». Elle fréquentait assidûment les parents et avait trouvé auprès d’eux, une chaleur qui, toute sa vie, lui avait manquée. Elle était séparée de son mari, scandale pour lequel elle avait dû quitter son île, et on l’appelait par son diminutif Paquita. Elle était mince, soignée, toujours très chic, portait, comble de l’audace, des pantalons et des chemisiers en lin blanc aux manches courtes et participait à toutes les sorties. Signe suprême de l’indépendance rebelle de cette amazone, elle fumait de longs cigarillos parfumés et l’enfant la regardait fascinée et la trouvait merveilleusement moderne et séduisante; elle soupirait après tant d’élégance et appréciait le côté affectueux et attentif de cette femme qui n’avait pas d’enfants et dégageait dans tous ses gestes, une gracieuse liberté maîtrisée. Ces promenades, quand le soleil griffait les corps, les menaient parfois en bord de mer vers Fort de l’Eau ou Sidi Ferruch. On s’asseyait sur le sable et on allongeait les jambes dans une eau qui, paresseusement, par vaguelettes incertaines mais obstinées, venait avec volupté lécher la peau offerte au plaisir. L’enfant avait enfin, à portée de regard et de mains, cette immense étendue bleue qu’elle ne faisait qu’entrevoir, lors de ses jeux qui l’entraînaient au sommet du château de Polop. Là-bas, le ciel et la mer se confondaient dans un pastel céruléen délavé, grisâtre, myosotis ou marine, selon la saison. Elle voyait juste cet infini azur à perte d’horizon ; mais de quoi était-il fait? Elle n’avait jamais eu l’occasion de s’en approcher, de le toucher; on lui disait « c’est la mer », « la mer c’est de l’eau, beaucoup d’eau ». Elle plongeait son regard et ses rêves de conquêtes qui (137) légèreté 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 137 accompagnaient son roi vers cet inconnu aqueux sans frontières et ne se posait pas de questions. Ici, enfin, sur ce sable doré et chaud, elle touchait et éclatait en mille perles et diamants ces bordures uniformes qui bornaient au loin le cadre de ses conquêtes enfantines. Elle s’imaginait s’envoler de son château à Polop et plonger en vol piqué vers cette plage à Alger, atterrir là même, dans cette eau clapotante qui semblait applaudir avec nonchalance sa présence. L’enfant essayait d’embrasser l’eau et de l’enserrer dans ses bras comme si ces miroitements étaient des pierres précieuses à elle seule réservées. Hélas, la mer ne se laissait pas posséder, elle fuyait de tous côtés face à cette audace et l’enfant ne pouvant la maîtriser en s’y collant, se mettait sur le dos, face au soleil, fermait les yeux, écartait les jambes et les bras, oubliait tout et se maintenait ainsi, miraculeusement, en se laissant dériver sur les vaguelettes qui, comme des flotteurs, la soutenaient. Le sentiment, intense, d’être un lien entre le ciel et la terre la remplissait d’une débordante plénitude naïve et joyeuse. Mais cet état de grâce durait peu car immanquablement ses pieds puis ses jambes et son corps s’enfonçaient et malgré ses battements de bras désordonnés, elle sombrait et se retrouvait, le cœur battant la chamade, à cracher une eau salée qui l’étouffait et lui piquait les yeux et le nez. Mais pour rien au monde, elle n’aurait abandonné son irrépressible envie de flotter, légère, sur cette mer qui la berçait. Pour ceux qui ne savaient pas nager, les baignades se réduisaient à des jeux enfantins. On courait, se bousculait, s’aspergeait. On lissait la mousse des vagues. On recueillait cette même écume dans ses mains pour rafraîchir des épaules légèrement rougies par les rayons du soleil. On s’extasiait devant cette surface miroitante et platinée sous un ciel que la chaleur étoiles d’encre (138) mémoire et histoire 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 138 décolorait. On surveillait le passage de bateaux au large salués par de grands cris de reconnaissance. La mère obligeait à porter de larges capelines pour se prémunir des insolations et des lunettes de soleil pour se protéger d’une réverbération, à son sens, aveuglante. La mère, dans son enfance, avait vécu à Benidorm et avait sillonné la plage et goûté aux embruns et au soleil plus que de raison. Elle était la seule à savoir bien nager et ne s’en privait pas et tous étaient admiratifs de son savoir-faire. Elle semblait si heureuse de s’offrir aux vagues, de les enlacer, les fendre, avancer en battant des pieds et des mains, plonger, disparaître, réapparaître, tourner… Pour l’enfant c’était un vrai spectacle de la découvrir, semblable à une naïade, évoluer sur l’eau comme une feuille gracile portée par la houle, sans couler pesamment comme elle-même l’aurait fait. Quel miracle de beauté et de grâce! Elle ne reconnaissait pas la femme qui, toute la semaine, le visage austère et tendu, vaquait, tête baissée, à ses occupations sans prendre le temps de souffler ni de sourire. La mer semblait être un cordon ombilical qui la ramenait à la fraîche candeur de son enfance et arrachait toutes les entraves qui l’emprisonnaient dans ses peurs. La mer la régénérait et l’abreuvait de paix. Extrait de « Alger, les territoires du possible », à paraître. (139) légèreté 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 139 étoiles d’encre (140) mémoire et histoire ©Adriana Lassel, Paysage de Picardie. 5 ee 55 mémoire et histoire_Mise en page 1 24/09/2013 18:07 Page 140
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