EE 55 Legerete - Page 12 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté dieu. Je ne me suis pas opposé à un dieu dans ses sorties en procession. Je suis pur, je suis pur, je suis pur… Ma pureté est la pureté de ce grand phénix qui est à Héracléopolis… 4 La destruction du défunt qui n’a pas réussi la pesée du cœur est totale. Il n’est pas de purgatoire. La dévoreuse est dans l’attente pour le détruire, corps et âme, âmes au pluriel. A-t-il menti, celui qui a réussi au tribunal des dieux? Sans doute. On en a la preuve sur les ostracas qui s’adressent au cœur. Cœur cher cœur. Je t’en prie, ne me contredis pas. Ne me découvre pas. On dirait le cambrioleur de nos jours qui commet son larcin disant au bon dieu, Dieu, couvre-moi. L’histoire ne dit pas si le cœur a pris à la légère le jugement d’Osiris ou s’il a découvert une autre voie, plus ouverte. Si plutôt que de s’embarquer dans le négatif, ce négatif qui plombe toute créativité, il cherchait des valeurs de vie nouvelle. C’est que les mots justice et vérité ne traduisent pas la Ma’at, seule juge dans le tribunal d’Osiris. La Ma’at est l’équilibre du monde, un équilibre sans doute instable, mais efficace. Il faut s’alléger, pour que du fond des ténèbres surgisse à la lumière, vers un nouveau jour, une nouvelle vie, pour que la vie passe, à travers la mort, malgré la mort. L’âme vise les étoiles, la Ma’at la délestera de toute la pesanteur du péché. Elle sait que les Frères Ennemis n’existent que l’un par l’autre. Et pour maintenir cet équilibre elle dépasse la justice et la vérité. Les philosophes d’hier et d’aujourd’hui ont formulé, autrement, les mêmes questions existentielles. Heidegger a suggéré la dike elle aussi déesse, comme la Ma’at; elle fait converger tous les chemins qui mènent à l’Être. étoiles d’encre (10) 4. Chapitre 125 du livre de la Sortie au jour. Traduction Paul Barguet , 1967, pp. 158-60 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 10 On la traduirait aussi par Surjustice, Survérité, rassemblement de toutes les forces vives. Le langage philosophique se lit en filigrane à travers l’imagerie mythique. La Ma’at est légère, comme la plume qui la représente, elle ne s’encombre pas du péché. Elle rassemble la vie et la mort qui est l’autre face de la vie, l’autre chemin qui mène à la vie. Elle rassemble les frères jumeaux. Elle unit les deux pays, la Haute et la Basse Égypte, est-il écrit sur le socle du trône pharaonique. Elle est démocrate, diraient les Mexicains qui ont sanctifié Santa Muerte, malgré l’interdiction de l’Église. Parce que la mort, pour l’Église est une créature du diable. Mais pour le peuple mexicain, la Muerte est démocrate, elle accepte tout le monde, le riche et le pauvre. Et pour l’Égyptien des temps anciens, la Ma’at unit dans l’égalité la vie et la mort, le bien et le mal, comme elle unit la Haute et la Basse Égypte. Les Frères Ennemis ont comparu au tribunal des dieux et les dieux assemblés n’ont jamais pu formuler un jugement définitif. Pour trancher entre Seth et Osiris ils ont siégé cent ans sans aboutir à une quelconque condamnation. La lutte continuait, les adversaires changeaient de visage, de nom, mais restaient ennemis et contradictoires, comme la mort et la vie. Quand Seth arracha l’œil d’Horus et Horus blessa les testicules de Seth, la déesse guérit Seth et rassembla les morceaux de l’œil d’Horus. Et le dieu Thot s’est fait messager tantôt de l’un, tantôt de l’autre et parfois de l’un et de l’autre. Aucun des Frères Ennemis ne l’emporta pour de bon. Les peuples d’aujourd’hui ont tremblé quand les savants ont découvert dans le ciel les trous noirs. L’antimatière dévorant la matière. Ils ont craint de ne plus voir le jour. Leur crainte n’était pas personnelle, mais cosmique. L’antimatière aurait-elle pris les traits de la grande dévoreuse du jugement d’Osiris? Le monde risquait-il d’être dévoré. Seule une toute petite différence, un reste, aussi léger qu’une plume d’oiseau les sauverait du grand dévoreur qu’est le trou noir. Combien de défunts dévoraient la grande (11) légèreté 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 11 dévoreuse du jugement d’Osiris; combien de défunts écartait-elle du trou noir qu’elle représentait? Juste ce qu’il faut pour recréer un monde? Peut-être estimait-elle que son œuvre devait serait nécessairement inachevée. L’inachevé est comme une fenêtre ouverte au vol d’oiseau, l’oiseau d’après le déluge qui a vu, quelque part, une petite terre ferme prometteuse d’une plus grande terre ferme, une victoire sur l’eau envahissante. L’inachevé est une des caractéristiques de la pensée égyptienne. Un tombeau n’est jamais achevé, On le construit du vivant de son destinataire. On le scelle quand le corps momifié, glorieux, entre dans sa belle demeure. À l’œil recomposé d’Horus manquait un morceau, un tout petit morceau qui fait appel à la magie de la vie. Les hiéroglyphes vont s’accompagner de peintures qui rendront encore plus magiques les mots. Un art noble qui laissera une trace dans l’imaginaire du peuple. Des paysannes égyptiennes en mal d’enfant ont cru à la légèreté de l’âme; elles épiaient la huppe, l’attrapaient, et cuisinaient, avec leur crête, un mets qui devait assurer la conception de l’enfant. Et la guerre des Frères Ennemis se perpétue quand les paysans dansent le tahtib, une lutte de bâtons, expression populaire d’une dialectique sans faille, où les deux ennemis se battent, puis s’étreignent, un bref instant, pour laisser passer la vie; – sans doute avec une légère différence dans la mise en scène, – puis recommencent la guerre. Au milieu de la nuit, entre lumière et obscurité passe le défunt sur la balance de la Ma’ât. Sombrera-t-il dans le gouffre de la dévoreuse, ou jaillira-t-il à la lumière. Une balance pèse son cœur qui doit être plus léger qu’une plume, car sur l’autre plateau est la plume de la Ma’at, invoquant la légèreté dans tous ses sens. En 332 av. J.-C. l’Égypte, conquise par Alexandre le Grand, adopte le grec comme langue administrative exclusive du pays. L’écriture hiéroglyphique comptait plus de 700 signes. Désormais il n’y en aura que 24 augmentés de 6 à 10 selon les dialectes, pour étoiles d’encre (12) 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 12 transcrire des sons inconnus en grec. L’image qui accompagne les mots disparaîtra. L’image donnait libre cours à la liberté de l’interprétation, elle est désormais privée de ses images. S’introduit alors le dogme dans le langage. La plume de Ma’at sera traduite par ces deux mots responsables des guerres de religion: Justice et Vérité. Le poète voudra revenir à la légèreté des oiseaux Un oiseau palpite dans ma poitrine J’ai reçu du ciel et de la terre Une très solennelle légèreté Gilles de Obaldia (13) légèreté La poésie est la langue des oiseaux, légère, insouciante, amoureuse, elle enveloppe de beauté son objet, elle le pare d’imaginaire, le protège de l’esprit de pesanteur. Il y a un dieu pour les poètes. Le dieu de la parole et de l’écriture s’est revêtu d’un corps d’oiseau. Pour mieux voler vers les hauteurs, pour solliciter la vie. Solliciter la vie légère et changeante, ce sera aussi avec de la danse. La vie, en ancienne Égypte, était l’enfant d’un mariage. Celui de l’eau et de la lumière. Un cadeau du fleuve et du soleil. Tous les ans, on attendait la première goutte qui annonçait l’inondation. La vie dépendait de l’inondation. Trop forte, elle était meurtrière. Il la fallait abondante mais douce pour irriguer les terres. D’elle dépendait la vie. Légère et changeante, elle se cache sous le masque de l’imprévisible déesse. Nourricière, on la nommait, en ancienne Égypte, Hathor. On lui prêtait les traits d’une belle femme au corps ou aux oreilles de vache. Elle était porteuse de joie et d’amour. Destructrice, on lui prêtait les traits d’une terrible lionne; on la nommait alors Sekhmet. Il lui arrivait d’abandonner les hommes et leur pays et de s’en aller vers les lointains de la Nubie, laissant la vallée mourir et le soleil vieillir. Là-bas, elle se nourrissait de viande fraîche et de sang. On disait que la terrible Sekhmet projetait de détruire toute l’humanité. Alors on lui 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 13 envoyait une délégation pour la séduire et la ramener. Thot se trouvait à la tête de la délégation. Thot était amoureux de la déesse. Et les autres dieux le savaient. Pour elle, il inventait les mots qui pouvaient séduire. Il vantait les beautés du pays. Si seulement elle revenait, on lui construirait des temples, on lui organiserait des fêtes, un rituel. Thot dansait devant la terrible lionne, l’entraînant vers le pays dont il chantait les louanges. Arrivée aux frontières de la Nubie et de l’Égypte, à Philae, la terrible déesse se baigne dans les eaux du Nil et change de visage. Elle était Sekhmet, lionne cruelle, elle devient Hathor, déesse de joie et d’amour, ramenée. Le peuple applaudit, chante, la Belle est revenue, Neferetiiti. Arrivée à Denderah elle monte sur le toit du temple à l’heure du lever du soleil. Le soleil la caresse de ses premiers rayons. Le mariage de la lumière et de l’eau est consommé. Le soleil renaissait, jeune et fort, renaissait de lui-même et de la déesse. Tous les ans, quand venait la saison de l’inondation, Pharaon dansait pour la déesse Inondation afin de la ramener. Ceci était l’essentiel de son programme politique. La légèreté avec laquelle on se déplace de métaphore en métaphore pour cerner un destin qui dépasse l’entendement viendrait s’opposer à la pesanteur du péché tel que l’a vécu Sören Kierkegaard. Sören Kierkegaard était ce philosophe danois qui initia l’existentialisme. Pèsent sur sa vie et sa pensée ce péché que commit son père. Celui-ci aurait maudit Dieu. Sören est fiancé à Régine. Ils s’aiment d’un grand amour. Soudain, Sören rompt ses fiançailles. Le poids du péché est trop lourd. Sa relation à Dieu est d’angoisse et de désespoir, de soumission et de quête religieuse. Crainte et Tremblement est le titre du livre qu’il écrivit après la rupture. Il y est question de la relation d’Abraham à Dieu et du sacrifice d’Isaac. Prends ton Unique, ton fils bien-aimé, Isaac, dit Dieu à Abraham ; va-t’en au pays de Morija et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai. Et Abraham de prendre du étoiles d’encre (14) 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 14 (15) légèreté bois pour le bûcher; il monte, avec son fils, sur la montagne de Morija. Où est la bête du sacrifice, demande le fils. Dieu y pourvoira dit le père. Abraham allume le bûcher, attise le feu, lie l’enfant quand une main divine lui tend la bête du sacrifice. 5 Régine est sacrifiée. Sören est en quête d’éternité. Cet instant d’amour total qu’il a vécu avec Régine, il voudrait qu’il se répète, éternellement se répète. Sa quête d’amour impossible est source d’angoisse et de désespoir. S’il avait la foi, il aurait l’espérance. Mais sa relation à Dieu est perturbée par ce péché que son père a commis, maudissant dieu dans le désert du Jutland. Un abîme le sépare de la foi. Il explore des vies possibles: ou bien il épouserait Régine, alors sa vie serait une vie morale, banale; ou bien il choisirait la vie de l’esthète; celle de Don Juan, ce Don Juan qu’invente la musique de Mozart, légère comme les bulles du champagne. La morale est laissée en suspens chez Kierkegaard. Ou bien ou bien, est le titre de l’ouvrage qui n’aboutit pas à un choix mais à des vies possibles. Nietzsche a-t-il lu Kierkegaard? À Georg Brandes, l’écrivain et critique littéraire danois qui contribua à le faire connaître, il écrit vouloir mieux étudier cet œuvre. Aurait-il accusé chez Kierkegaard un esprit de pesanteur, ou bien au contraire, un désir de répéter l’instant de vie que dure une bulle de champagne? Deleuze accuse chez lui un idéal ascétique, l’intériorité qu’il appelle l’araignée. Nietzsche s’est attribué un autre dieu que celui de Kierkegaard: Dionysos, un dieu doué d’une légèreté aérienne, qui nous invite à danser, à jouer aux dés, qui ne juge pas, ne condamne pas, ne se laisse pas accabler par la faute. Dionysos et Zarathoustra. Zarathoustra qui aime l’homme prodigue 6. 5. Genèse, 22 6. Ainsi parlait Zarathoustra, édition Gallimard, Paris, 1971, p. 36 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 15 Je vous le dis, pour pouvoir engendrer une étoile qui danse il faut en soi-même encore avoir quelque chaos 7. Ainsi Deleuze aborde-t-il Nietzsche et Kierkegaard. Je ne croirais qu’en un dieu qui à danser s’entendît ! Et quand je vis mon diable, lors le trouvai sérieux, appliqué, profond, solennel : c’était l’esprit de pesanteur – par qui tombent toutes choses. Ce n’est pas par ire, c’est par rire qu’on tue. Courage ! Tuons cet esprit de pesanteur ! J’ai appris à marcher ; de moi-même, depuis, je cours. J’ai appris à voler ; pour avancer, depuis, plus ne veux qu’on me pousse ! Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant me vois au-dessous de moi ; par moi c’est maintenant un dieu qui danse. Ainsi parlait Zarathoustra 8. étoiles d’encre (16) 7. ibid, p. 27 8. ibid, p. 53 ©Peggy Sultan 55 p 1 a 16_Mise en page 1 24/09/2013 15:49 Page 16 une artiste à étoiles d’encre élène usdin ©L'Amourfou/LeMondeduregard2013 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 17 ©Rousse / Le Monde magazine 2007 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 18 interview d’elene Usdin par isabelle blondie Si je te demandais d’ébaucher un autoportrait, que me dirais-tu ? Je me représenterais en train de dormir les yeux fermés avec des yeux ouverts peints sur les paupières. Peux-tu me préciser ta formation ? J’ai étudié à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, de 1991 à 1996, en communication visuelle puis en image informatique 2D et 3D. C’est une école qui tisse beaucoup de liens entre ses différentes sections, ce qui m’a permis de faire de l’illustration, de la peinture, de la photographie, de l’animation, de la gravure, de la sérigraphie… en plus des cours communs de sciences humaines, descriptives et d’histoire de l’art. Elle revendique surtout sa pluridisciplinarité qui permet de s’imaginer touche-à-tout, ou passant d’un médium à l’autre si le besoin s’en fait sentir. Depuis combien de temps t’intéresses-tu au médium photographique ? Quand j’étais enfant et que mes parents habitaient encore ensemble, mon père qui travaillait beaucoup, avait pendant ses loisirs installé une chambre noire dans un débarras de l’appartement. J’avais 8 ans et cela reste pour moi des moments privilégiés et magiques que je passais avec lui à tirer ses photos. Puis son Pentax et son agrandisseur, qu’il avait laissés dans l’appartement en quittant ma mère, ont été utilisés par son nouvel ami, qui était photographe. J’ai récupéré le tout en sortant du lycée. J’avais donc déjà des connaissances pour manier l’argentique et le tirage en rentrant aux Arts Décos. J’ai installé l’agrandisseur dans le premier appartement où je me suis installée, étudiante. Mais je me suis réellement approprié le médium photographique en 2003. Je travaillais beaucoup sur des commandes 55 p 17 a 50 elene usdin_Mise en page 1 24/09/2013 18:00 Page 19
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