EE 55 Legerete - Page 102 - Revue Etoiles d'encre n°s 55-56 : Légèreté branche ou racine alanguie au ras de la terre. Et ta voix! Elle aussi avait des notes végétales, des intonations de blé mûr bousculé par le vent, des sifflements de sirocco dans des feuilles de palmiers. Tu te souviens? Des palmiers… ? Pour te comprendre, je devais me faire traducteur de ton souffle et interprète des dialogues de nos souvenirs. À la fin tu n’avais plus aucun mot. Tu étais là, près de moi et pourtant… je me disais… où est-elle? où est-elle déjà ? Et maintenant? Es-tu d’air ou de terre? Je parle. Je divague. En fait, qu’ai-je à te dire? Que je suis bien avec toi. Que j’avais besoin d’être seul avec toi. Toi ? Tu es muette, c’est vrai. Mais tu ris, tu souris, tu fredonnes en moi, tu m’accompagnes. Et si j’ai le cœur lourd, c’est de tous les remerciements qui foisonnent en moi. Les miens et ceux des miens, de Juliette et des enfants. Merci de ton amour. Toujours chaud, toujours plein et merveilleusement sans chaîne ni boulet. Toi! Toi, qui fidèle à toi même, te réjouirais d’être poids plume aux hommes qui demain te porteront sur leurs épaules, maman. étoiles d’encre (100) variations ©MikiNakamura,Papillon,2013 http://www.letellier-nakamura.com 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 100 Un pétale rose d’amandier Annick Demouzon Elle avait tourné vers moi son visage. J’avais appuyé sur le déclencheur. Maintenant, elle est sur le mur, belle, si belle, et me sourit. À côté, sur le même mur, dans un cadre en tous points identique, un pétale d’amandier, rose, sur fond d’obscurité. Il est seul, un peu fripé. Figé à tout jamais dans l’instant infini de sa chute. Je pose mon marteau. Recule d’un pas. Oui, ils se ressemblent. * * * La pluie tombait depuis plusieurs semaines. Une pluie opiniâtre, qui vous noyait l’âme et le corps. On se sentait imbibé et morose. Je t’avais dit: — Tu te rappelles, mon père, chaque fois qu’il pleuvait, il grognassait: Par ce temps, on a de l’eau dans les jambes. Pour t’amuser, je l’avais imité, lui et son air des mauvais jours. Tu avais ri. 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 101 étoiles d’encre (102) variations — Mais il avait raison, c’est exactement ça. On en a dans les jambes. Et dans la tête. Et dans le cœur. Je me sens devenir eau. Crois-tu que le soleil va revenir? Tu restais assise à la fenêtre. Des heures immobile, l’œil perçant la vitre, à regarder interminablement la pluie dévaler les carreaux, la pluie qui n’en finissait pas. D’un doigt, tu suivais le trajet d’une goutte, puis celui d’une autre, et d’une autre. « Où vont-elles ainsi, disais-tu, et pourquoi? » Tu ajoutais: « Tu crois que ça va cesser un jour? » Tu avais dit: « Quand il ne pleuvra plus, je mettrai une robe neuve, une robe de printemps. De quelle couleur la voudrais-tu? » Je murmurais: « Bleu… ou blanc, ou rose… non, jaune, plutôt. Ou vert… » Pour moi, ça n’avait pas d’importance, et tu le savais. Tu m’avais regardé au visage, avec un sourire narquois et: — Tu t’en moques, hein ? — Oui, un peu. — Donc, je ferai ce que je veux? — Ce que tu veux. — Tant mieux. Et tu avais ri. Tu avais dit: — Quand il ne pleuvra plus, je chanterai, comme font les oiseaux après la pluie. Tu crois que je pourrai? J’avais répondu: — Mais oui, bien sûr, tu pourras. Par la fenêtre, tu regardais les herbes et les feuilles scintiller 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 102 maigrement, vernies d’un éclat triste et doux. La terre, gorgée d’eau, grisait sous la pluie. Sur les sentiers, couraient des ruisselets d’argent. Tu riais en les voyant. — Regarde, ils se prennent pour des fleuves, les sots. Savent-ils seulement où sont les chemins de la mer? Ce jour-là, je t’avais menée au jardin. Il pleuvait un peu moins. Je t’avais aidé à enfiler un ciré, vert, du même vert que celui des feuilles ou presque, un ciré de paysan, et des bottes brunes, couleur de terre. Mais la terre, au dehors, était noire, profonde, gluante, aqueuse jusqu’au refus. Ça n’en finirait donc jamais! Tu avais piétiné, avec une joie d’enfant, le gazon pulpeux, écrasé de tes pas les perles d’eau accrochées aux brins bleus, secoué en riant les branches à mon passage. Tu t’étais penchée pour observer au sol une fleur engorgée, dont la corolle pleurait encore. Et tu me l’avais montrée: « Regarde. » Le ciel était gris, d’un gris d’anthracite, lourd et clos, où l’on sentait peser les gouttes. Tu avais tendu vers lui ton visage trop pâle. — Dieu, que c’est bon, avais-tu soupiré. Tu avais failli tomber. Je t’avais retenue par le coude et nous avions marché ensemble dans le jardin, sous la pluie. Ce serait la dernière fois. Un jour, la pluie avait cessé. Le soleil était revenu. Dehors, il faisait presque chaud. — Tu ne travailles pas au jardin ? m’avais-tu demandé. — Si, si, mais… — Vas-y! S’il te plaît. Ne t’occupe pas de moi. Au jardin, j’avais planté un amandier. À fleurs roses, c’était ceux que tu préférais. (103) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 103 — Comme sur les tableaux de Van Gogh, avais-tu expliqué. — Van Gogh, tu es sûre? Tu voulais absolument que j’en plante un. — J’en ai toujours rêvé. J’avais osé: — Mais pourtant… Et tu avais justifié, riant à demi: — Si, si… Justement. Et, un jour, il y aura des amandes. Je l’avais installé où tu m’avais montré. Pas loin de la fenêtre, visible de la maison. Assise derrière la vitre, tu m’avais regardé faire, sans plus rien dire, tout entière concentrée dans ce geste qui se faisait pour toi et à ta place, toi qui ne pouvais plus. Quand j’étais revenu te rejoindre, tu m’avais demandé: — Tu les mangeras? Ta question était un ordre… Mais oui, que je les mangerais. Après un temps, tu avais repris: — Comme ça, je le verrai fleurir. Je te regarde. Tu te bats. Tu es belle. Tu as toujours été belle, mais l’énergie de la lutte te rend plus belle encore. Je t’aime de te battre. Tu ne marches plus. Tu ne marcheras plus. Jamais. Le printemps avait fini par arriver. Tu n’avais pas porté ta robe neuve. Je l’avais achetée pourtant, d’un jaune doré, comme tu m’avais demandé. Tu l’avais essayée, mais tu n’avais pas voulu la garder sur toi, ni la remettre un autre jour. — À quoi bon et j’ai trop de mal à l’enfiler. Mais tu avais chanté, et je t’avais écoutée. étoiles d’encre (104) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 104 Des airs que tu interprétais autrefois, des mélodies que tu avais aimées. Elles te revenaient par bouffées comme des bulles, puis s’effaçaient doucement, se diluant dans l’air. Tu chantais en italien, en anglais, en latin, en allemand… Et en français bien sûr. Tu passais d’un chant à l’autre, d’une langue à l’autre, les mêlant sans transition, sans soucis d’accordance. Les mots et les notes se croisaient, s’entrechoquaient, se frottaient au hasard. Leurs alliances imprévues faisaient lever des images inattendues, des idées auxquelles on n’aurait pas pensé, sortir du bois des sentiments secrets, qu’on croyait oubliés, soulignaient la beauté d’un accord insolite… J’avais aimé t’entendre. Par moments, tu te tournais vers moi : — Tu te rappelles? — Oui, je me rappelle. Je te revoyais sur scène, adulée, entourée, applaudie. Les bravos, les fleurs qui s’écrasent à tes pieds. Tu les ramassais d’un geste vif et tendre, et les portais à ton visage: « Merci, merci ». Mais ta voix n’était plus la même. Quelque chose de pesant et de douloureux s’y était accroché. Cette chose engluait tes notes, alourdissait tes mots, paralysait tes phrases et les tirait vers la terre. Malgré toi. Pourtant, je sentais jaillir de ta chair, toujours présent, ce plaisir simple que te donnait l’évidence de ton souffle et ta gorge ouverte, d’où s’exhalait sans fin le flot léger de la musique. Et ce plaisir, par toi vaincu, clamait le bonheur de la vie. Toujours là, malgré les rudesses du sort, la peur des jours qui passent, l’angoisse du lendemain, la mort qui s’infiltre et qui guette. Leur tissage répété disait la beauté du tragique et la force indomptable du destin. Ton chant cherchait le ciel. Et le trouvait. (105) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 105 Tu n’avais pas besoin que ta voix fût belle pour dire encore la vie. Je t’écoute. Je ne t’écoute plus chanter. Tu te bats. Mais tu ne chantes plus. Tu ne pourras plus. Jamais. Pourtant tes lèvres encore murmurent et, parfois, je reconnais, tombés de ta bouche, ces mots étrangers que tu chantais, échappés désormais des portées et des notes, redevenus simples pensées. Et ils me semblent toujours beaux, plus encore, même, qu’ils ne furent, d’être simplement dits. Je connais leur prix. Je t’aime de te battre. Maintenant, tu ne peux plus… Mais faut-il vraiment le dire? Un jour, tu m’avais glissé — c’était il y a longtemps: — Ça va mal. J’étais assis près de toi. Je t’avais écouté. Tu avais eu envie de savoir, tu avais cherché, disais-tu. Tu avais interrogé, fouillé, requis. Tu t’étais renseignée. Tu avais dépouillé des livres, parcouru des articles… Toutes les sources t’avaient paru bonnes à saisir, et tu les avais saisies. Rien ne t’avait échappé de ce que tu appelais: mon destin. Tu savais. Je t’avais embrassée, et glissé: — Nous nous battrons. Tu m’avais répondu: — Non, pas nous. Moi. Tu as voulu un ordinateur. D’un doigt, tu tapotes et corriges… Désormais, tu me parles par ce biais. Et je te réponds. C’est long étoiles d’encre (106) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 106 mais nous avons encore des choses à nous dire. Tu me souris, tu es toujours belle. Mais derrière ce sourire, je perçois maintenant une fêlure, celle que tu t’efforces depuis si longtemps de me cacher. Tu riais beaucoup. Tu ne ris plus. Moi non plus. Ou je fais semblant. Et voilà. Nous sommes ensemble, pour la dernière fois. Il pleut ou il fait soleil, je ne sais pas. Cela m’indiffère. Tu n’es pas à mon bras. Je suis penché vers toi, le cœur noué. Je me souviens… Tu m’avais dit: « Surtout, ne pleure pas ». Tu vois, je ne pleure pas. J’ai ramassé ce matin, au pied de l’amandier en fleurs, un peu de terre. S’y sont mêlés quelques pétales. Certains sont fripés un peu. Je les ai glissés dans ma poche. Je te rassure: « Je les mangerai, n’aie crainte. » Tu sais de quoi je parle. Des gens passent devant moi, me frôlent, me touchent du bout des doigts. Je les remarque à peine. On me congratule, on me plaint. On parle de moi — j’entends des voix, à côté —, et de toi. Des mots qui m’indiffèrent. Je plonge ma main dans ma poche. Je tire à moi la poignée de terre, la jette dans la tombe ouverte. Elle s’éparpille en rebondissant sur le bois du cercueil, les pétales se sont mis à tourbillonner et, lentement s’enfoncent vers toi. C’est beau. On me dit: « Il vaut mieux pour elle. » Et on me pose la main sur l’épaule. Je sais, il vaut mieux, mais tu me manques. J’avais reçu, un jour, par la poste, un petit appareil numérique. Tu l’avais commandé pour moi, sur ton ordinateur. Il était arrivé pour mon anniversaire, il était tout petit et facile à garder dans (107) légèreté 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 107 une poche. Tes yeux brillaient quand j’avais ouvert le paquet. J’avais pointé vers toi l’œil bleu de l’objectif. Tu avais tourné vers moi ton visage, d’un geste gracieux, et tu avais souri. J’avais appuyé. Et t’avais accrochée sur le mur. Belle. Si semblable à toi-même. Ton sourire flottant à tout jamais dans l’infini du temps. J’attrape mon petit appareil. Il grésille un peu quand je l’allume. J’entends: « Il vaut mieux pour elle. » Une main s’est posée sur mon épaule. Je réponds: « Oui, je sais, il vaut mieux. » Sur l’écran noir, un pétale rose s’achemine lentement vers le cœur de la terre, seul, suspendu dans l’instant infini de sa chute. Fripé, un peu, mais il se cramponne à la vie. Il te ressemble. J’appuie sur le déclencheur. z étoiles d’encre (108) variations 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 108 ©Miki Nakamura, Fleur de lotus, 2013 http://www.letellier-nakamura.com 55 p 69 a 130 variations_Mise en page 1 24/09/2013 18:30 Page 109
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