Premieres pages de Tumultes_Int_OK - Page 13 - Premieres pages de "Tumultes" de Christine Deroin Christine Deroin Tumultes roman © Éditions Chèvre-feuille étoilée montpellier bureau@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ février 2017 IsBN : 978-2-36795-113-3 Quelle connerie la guerre Qu'es-tu devenue maintenant Sous cette pluie de fer De feu d'acier de sang Et celui qui te serrait dans ses bras Amoureusement Est-il mort disparu ou bien encore vivant Barbara J. prévert 9 Constance sent la main de thomas qui lui attrape l’épaule et son souffle dans le cou : – Il est temps pour nous d’avoir un enfant, ne croistu pas ? Et voilà, se dit Constance. Elle regarde le cercueil d’Elsa, sa grand-mère, glisser le long des cordes et se poser sur ceux qui sont déjà enfouis dans le caveau familial. La première poignée de terre recouvre les mots qui n’ont jamais été prononcés et ne le seront jamais. Et voilà, se dit à nouveau Constance. Il n’y a plus qu’elle. plus rien ne se sait et ne se saura sur les femmes de « la chaîne des trois bougies » comme les appelle Constance. Jeanne, son arrière-grand-mère, qui a poussé son dernier soupir quelque part dans les rochers de Lozère en 1947, disparue le jour du troisième anniversaire de sa fille Elsa, et qui est restée introuvable. Elsa qui soupirait depuis quarante-huit ans en maison de repos, depuis que Béatrice sa fille et la mère de Constance avait trois ans. Béatrice qui avait poussé un soupir de lassitude devant la vie trop monotone que lui promettaient son mariage et cette gamine de trois ans et s’était enfuie, le lendemain du gâteau de Constance avec ses trois bougies, en Inde où elle était morte en janvier 2001 lors d’un tremblement de terre. Constance sourit à thomas. Constance sourit au cercueil d’Elsa. sans ressentir ni le moindre désir, ni le moindre chagrin. Constance se fout de tout. De tout sauf de trois choses : la photo de Jeanne qu’elle a subtilisée à Elsa ces derniers mois quand sa dépression s’est transformée en démence sénile. Autre chose : les recherches qu’elle a menées sur Jeanne et tout ce qu’elle sait à ce jour. Dernière chose le sourire de Jeanne sur cette photo. sourire qui ressemble au sien. Complicité. Évidence. Jeanne Jeanne avance très lentement. pas à pas. Épuisée par la concentration que sa marche lui demande. Elle tient devant elle, enveloppé dans un foulard, deux pommes de terre chaudes et un bol de soupe. C’est pour l’homme, celui qui est caché dans l’ancien poulailler derrière le plus grand des pavillons. Elle ne doit pas renverser la soupe. Ce soir, elle a réussi à obtenir un deuxième bol. tout le monde a été étonné de son appétit mais elle est restée de marbre, sans répondre aux quolibets des autres femmes. Elle ne trahira pas son secret. un secret de deux jours mais il lui est si précieux. Ici rien ne lui appartient. C’est la première fois qu’elle possède quelque chose qui ne doit pas être partagé. Elle a compté. Dix pas et elle sera à la porte du poulailler. Dix pas. Elle a presque mal à la tête. Elle s’arrête, regarde autour d’elle. personne. La nuit noire. Dans cette région quand la nuit est noire, elle vous absorbe. Jeanne n’a pas peur. Le noir, elle connaît. pour elle, les jours aussi sont souvent noirs. Ne rien voir, elle a l’habitude. 11 12 C’est même ce qui la protège. Cinq pas, elle sent la cloison en bois du poulailler. Bientôt un de ses pieds la touchera. Il faudra ouvrir la porte et l’homme sera là. Il craquera une allumette, vingt secondes de lueur. Il lui prendra le foulard des mains. Avec précaution, il le dénouera. La soupe fumera entre eux. Il la boira et remerciera comme hier. – Danke… danke. Enfin, peut-être qu’il remercie. Jeanne ne comprend pas ce qu’il dit mais elle sait reconnaître l’intonation des voix. Là aussi, ça la protège. Cette intonation-là n’est pas dangereuse. Jeanne n’a pas à se recroqueviller sur elle ou s’enfuir. Jeanne salue l’homme comme on lui a appris. Il y a longtemps. Avant qu’elle ne soit ici. mais l’homme ne la voit pas dans le noir. Ce n’est pas grave. Jeanne n’a pas très envie qu’on la voie. Elle se retourne, sort du poulailler, ferme la porte et s’en va. D’un pas plus rapide mais tout aussi discret. Elle n’a pas besoin de faire attention pour ne pas être bruyante. Elle est comme un fantôme, personne ne l’entend venir. On le lui dit souvent. un peu comme un reproche. Jeanne rejoint son lit. se couche. Comme toutes les nuits, elle ne dort pas. Ce soir, ce n’est pas grave. Elle pense à l’homme. Elle l’imagine en train de manger les pommes de terre. Elle ne se souvient pas bien de son visage. Elle ne l’a entraperçu qu’hier, dans l’après-midi quand elle est venue nourrir les poules en sortant du cellier. Quand elle a fait comme si les volatiles n’avaient pas été plumés et mangés depuis longtemps. Elle a d’abord vu un corps allongé et quand l’homme s’est redressé, elle a reculé. tout de suite, il a souri et elle ne s’est pas enfuie. Il a montré sa bouche, son ventre. Elle a ri, il avait faim. Il avait dû croire trouver des poules et des œufs dans ce poulailler. Elle lui a fait signe avec deux doigts qu’elle allait revenir, avec de la nourriture a-t-elle montré en se frottant le ventre. L’homme a dit tout bas : – Danke, danke. Jeanne était contente. Les personnes qui murmurent sont pour elle les meilleures au monde. Quand elle est revenue, il faisait nuit. L’homme était là mais visible que vingt secondes, le temps d’une allumette. Demain au lever, Jeanne sera aussi fatiguée que les autres matins mais elle aura pensé à l’homme. La nuit aura existé. pas les monstres. Quand il se lève, il est obligé de rester plié en deux. Il secoue ses jambes. s’accroupit. se relève. s’assoit, secoue les bras, la tête, arrondit le dos, baisse les épaules. Et il s’allonge. presque. La nuit va encore être longue et froide mais demain, il n’ira pas à la mine. C’est fini. Il s’est enfui. sur un coup de tête. Et par peur. Les Juifs avaient été emmenés. Kurt avait été dénoncé. son tour allait venir. Depuis que les Allemands avaient envahi la zone libre, tout était envisageable. Il préférait la solitude et les caches que ce camp où ils étaient regroupés et si faciles à ramasser. Il avait eu le temps d’apprendre un peu le français, très peu. Depuis quatre ans qu’il était parti d’Allemagne, il était toujours avec des Allemands, antifascistes comme lui. pourquoi avait-il remercié cette fille en allemand ? La fatigue, la langue qui fonctionne plus vite que le cerveau ? C’était une erreur. si elle parle de lui, il est fini. Le peloton d’exécution et le grand noir. Il regarde par le grillage de l’ouverture du poulailler à mi-hauteur. Nuit. profonde nuit. pas une lumière. pourtant il a bien vu en arrivant qu’il est tout près de grands bâtiments. Aucune lumière ne filtre. Il doit être 14 tard. Il regrette de ne pas avoir eu une enfance à la campagne qui lui aurait permis de repérer les étoiles. Berlinois, fils de Berlinois sans le moindre intérêt pour les choses de l’univers. Il en rit. un rire un peu inquiet. Était-ce vraiment une bonne idée cette fuite ? Il aurait dû en parler à Klaus mais il avait deviné sa réponse : restons ensemble pour être plus forts. une réponse dictée par ses connaissances dans la lutte politique, là, on n’était plus dans la politique mais dans les « sauvequi-peut ». sauver sa peau avant de se regrouper. Le groupe n’était que plusieurs individus vivants pas un tas de cadavres. Et l’armée allemande allait faire d’eux un tas de cadavres. C’était prévu depuis longtemps. Il voudrait bien dormir. Déjà pour moins sentir la faim malgré les deux pommes de terre et la soupe et pour éviter que son cerveau ne tourne à plein régime. C’est épuisant. La nuit est trop noire. Les pensées se heurtent à un mur et il ne parvient pas à entrevoir son avenir. Hans essaie d’allonger les jambes. En biais, il peut se coucher en chien de fusil mais le sol est jonché de fientes séchées, il est écœuré à l’idée d’y poser la tête. La seule solution est de rester assis et de dormir comme autrefois quand les gens avaient peur que la mort vienne les chercher s’ils s’allongeaient. Après tout il est dans la même situation. Il se cache dans ce lieu sale et exigu pour que la mort ne vienne pas le chercher. Depuis huit ans, il joue à cache-cache avec elle.
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