Premieres pages de Ce qu elle veut dire Francoise Renaud - Page 2 - Premières pages de "Ce qu elle veut dire" de Francoise Renaud À mon amie Ginette Haffreingue dont les paroles ont donné naissance à ce récit, vrai en tout point au moment de la confidence. Elle est ma source, ma sœur, mon modèle de ténacité et de fidélité. Merci à ses nombreux amis qui savent l’accompagner. Ce qu'elle veut dire_ce qu'elle veut dire 26/11/2014 13:10 Page 7 9 On s’était téléphoné le dimanche pour s’accorder sur l’heure à laquelle je viendrais l’un des jours de la semaine. Elle m’ouvre la porte. On se regarde et on s’embrasse sur le seuil, souffles ramassés en ce lieu minuscule, là, soudés. Et on reste un peu. Pour profiter du doux de l’étreinte. La ville minérale grogne à l’entour mais loin, les fenêtres sont fermées — on est au mois de janvier. On perçoit pourtant les vibrations liées à la circulation automobile, pareilles à des bourdonnements dans le ventre. Il y a aussi cette musique cousue dans l’épaisseur de la rumeur. Elle est attachée aux personnes qui marchent, vêtues de chaud, écharpes jetées autour des cous, des personnes qu’on n’a jamais vues et qu’on ne rencontrera jamais. Et on reste. Dans l’odeur des corps et des vêtements qui les couvrent. L’appartement sous les pins ressemble à un terrier, à une nasse qui filtre la matière du jour. On ne se dit rien. Pas la peine. On sait ce qui se joue, on y a réfléchi, n’importe quel commentaire serait superflu. Et puis elle d’abord. Elle commence, elle dit que mes joues sont fraîches. Que ça fait du bien de se serrer comme ça, de se caresser le dos du plat de la main. Et on sait, nous les deux, combien c’est vrai. On connaît le bienfait que ça procure, la chaleur de l’autre, la tendresse délivrée naturellement. Même qu’on serait prêtes à payer pour une telle tendresse. Et là seulement, on se sépare. Ce qu'elle veut dire_ce qu'elle veut dire 26/11/2014 13:10 Page 9 10 Dans le salon la lumière est blanche. Elle ne mord pas, diffuse doucement à travers les rideaux brodés rapportés d’un voyage au Vietnam, il y a des années de ça. On sent l’hiver dehors, le repos des arbres et de l’herbe. Espace immobile comme s’il gelait. Deux teintes pour les rideaux : l’une très claire en milieu de fenêtre, l’autre ambrée sur les côtés, presque dorée. Des broderies plus riches sont regroupées dans la partie basse, produisant un effet chamarré. Motifs géométriques et floraux mélangés. De toute façon elle ne supporterait pas une lumière trop vive, trop affirmée. Elle a besoin de doux, de lueurs calmes, de rideaux tirés pour gommer le champ trop grand du ciel. Son temps n’est pas encore compté. Enfin, pas tout à fait. Elle s’attache à le croire. Ce qu'elle veut dire_ce qu'elle veut dire 26/11/2014 13:10 Page 10 11 Maintenant elle raconte. Elle raconte ses deux dernières semaines passées entre la salle de traitement à l’hôpital et les attentes d’un véhicule pour la ramener chez elle. Parfois trois-quarts d’heure en plein courant d’air. Épuisant forcément et agaçant — elle n’était pas autorisée à conduire sa voiture à cause d’éventuels vertiges causés par la radiothérapie, à regret avait dû la laisser au garage. À plusieurs reprises je la vois passer ses mains sur son crâne. Nu. À force, la peau a brûlé et ses yeux larmoient, conséquence des séances répétées. Mais elle tient bon, elle résiste, même si elle est entrée dans le dur. Régulièrement elle tamponne ses paupières avec un mouchoir blanc, elle dit que ça l’apaise. Même chose pour le contact des doigts sur sa tête — porter une perruque ou une coiffure engendre de la gêne et des démangeaisons. Heureusement qu’il y a ce trois-pièces à proximité du cœur de la ville devenu son repaire, son refuge, son encoignure propice au resserrement de soi. Soudain elle s’excuse de ne pas y avoir maintenu l’ordre habituel. Le lundi, elle avait prévu de faire une raclette pour changer des soupes toutes prêtes et des plats surgelés. Finalement le matériel n’a pas servi, autant le remettre à sa place. Elle mangera le fromage comme ça avec du pain, et même sans pain, peu importe, elle a toujours aimé le fromage, pâte cuite ou pâte molle. Ce qu'elle veut dire_ce qu'elle veut dire 26/11/2014 13:10 Page 11 12 Quand je propose de m’en charger, elle dit oui et elle me sourit. Une satisfaction à la mesure du monde qu’elle fréquente désormais, minuscule. Car attraper l’escabeau sur la terrasse, le déplier, y grimper avec l’appareil à bout de bras pour accéder à l’étagère en haut du placard, puis redescendre et ranger l’escabeau, constitue une suite de gestes compliqués pour quelqu’un qui n’a pas toutes ses forces. Non mais c’est vrai, les gens n’imaginent pas à quel point les objets du quotidien peuvent peser des tonnes dans certaines circonstances : rien qu’une casserole remplie d’eau par exemple ou une poubelle à descendre. Et puis bien sûr que ça la tranquillise que les choses reprennent leur place ordinaire, toutes les choses dans chaque pièce, dans chaque appartement à tous les étages de la résidence coquette et bien tenue. Des parterres cernent le bâtiment trapu et les étroits passages à pied : arbustes en attente d’être taillés, terre ocre et sèche, en mottes. Une fois l’ordre rétabli dans la cuisine, on se prépare du thé vert et on va s’asseoir sur le grand canapé — à chaque rencontre on occupera les mêmes places. La chienne nous tourne autour et nous lèche les mains. On dirait qu’elle danse pour nous conquérir. Et pas question de lâcher d’un pouce sa maîtresse. Quand cette dernière s’absente pour les soins, la petite bête pleure et refuse de manger, va se terrer sous le lit. On ne peut plus l’en faire sortir sinon avec un balai. Elle est comme une personne sensible, une amie toute menue qui tient à cheval sur deux genoux serrés. Ce qu'elle veut dire_ce qu'elle veut dire 26/11/2014 13:10 Page 12 13 Elle s’enquiert de savoir si le thé est assez infusé puis le sert. Le liquide fume dans les tasses disposées sur la table basse. On se tient côte à côte dans le projet de le boire, l’une prenant la juste mesure de l’autre à la jonction de deux univers : l’ancien et le nouveau. L’ancien sans conscience, pareil à une vaste forêt ténébreuse. Le nouveau avec la maladie et la montée en puissance de la lucidité, aussi blessante que le rayonnement solaire en été. Autrement dit, le passé et le présent. Reste l’au-delà aux contours flous, incontrôlables. L’avenir n’existe pas. Ce qu'elle veut dire_ce qu'elle veut dire 26/11/2014 13:10 Page 13 14 « Quand je pense à mes filles, je ressens de la tristesse. Enfin pas exactement. J’ai du mal à décrire ce sentiment. Je leur ai donné beaucoup et longtemps. C’était bien naturel, j’étais leur mère. Et une mère protège ses petits, n’est-ce pas ? Elle trouve que rien n’est jamais trop beau pour eux et elle les met sur un piédestal. Donc, pendant des années je leur ai donné sans compter, mais je n’ai rien reçu en retour sinon quelques cacahuètes ou bonbons à sucer. Au début, je croyais qu’elles se vengeaient parce que j’avais quitté leur père et détruit notre famille. J’ai insisté, vingt-cinq ans et plus, j’ai tout essayé. Je voulais vraiment retrouver avec elles une relation normale mais rien n’a pu se réparer. » Là, un terrible nœud dans sa vie — l’une des causes probables de la maladie. « On dirait qu’elles ne veulent pas comprendre. » Silence. Elle se tourne vers la fenêtre, regarde le paysage à travers la vitre. « Je ne peux plus continuer comme ça. Le moindre contact me fait souffrir, même virtuel. Notre relation est une jachère. Et moi, une outre vide. » Chacun de ces mots, elle l’a articulé, presque martelé. À nouveau le silence. Et puis. « Il faut couper les branches mortes, les parties infectées, c’est dans l’ordre des choses, sinon l’arbre est perdu. » Ce qu'elle veut dire_ce qu'elle veut dire 26/11/2014 13:10 Page 14
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