Pages de DES SIECLES DE VENTS BLEUS imp - Page 6 - Premières pages de DES SIECLES DE VENTS BLEUS de Michèle Petit et Frosso Axioti Vassilikioti © Éditions Chèvre-feuille étoilée Montpellier contact@chevre-feuille.fr http://www.chevre-feuille.fr/ mai 2017 isbn : 978-2-36795-116-4 7 Présentation Michèle Petit Comme ça ou autrement par chez nous on était toujours en train de bourlinguer. Odysseus Elytis, L’Odyssée1 Frosso Axioti Vassilikioti était d’une famille où le goût de la littérature et de l’art primait sur tout le reste. Sa sœur aînée, Melpo Axioti, grande amie d’Aragon, avait écrit ces Nuits difficiles qui firent scandale lors de leur publication2 . 1 Odysseus Elytis, L’Odyssée, traduit par Xavier Bordes et Robert Longueville, in Odysseus Elytis, un méditerranéen universel, Paris, B.P.I. Centre Georges Pompidou / Éditions Clancier-Guénand,1988. 2 Melpo Axioti (1905-1973) a publié en 1938 un premier livre très remarqué, Diskoles nichtes (Nuits difficiles), écrit selon une graphie « monotonique » alors révolutionnaire. Elle a laissé une très importante œuvre littéraire et des traductions de grands auteurs russes et français. En 1936, elle adhéra au parti communiste grec dont elle resta membre toute sa vie. Contrainte à l’exil au lendemain de la seconde guerre mondiale, elle vécut en France (où elle connut Aragon, Eluard, Neruda, Picasso…) puis dans les pays de l’Est, à Berlin, Varsovie, Sofia. Elle put rentrer en Grèce en 1964. En France, les éditions de la Différence ont publié Nuits difficiles en 2014 et République-Bastille en 2015. 8 Sans jamais la nommer, Melpo y évoquait son île, Mykonos, les maisons où elle avait grandi et le jardin où leur père pianiste avait englouti sa fortune. Leur frère Panagos écrivait, lui aussi, particulièrement des poèmes. Il répondait même en vers à un journal concurrent. Frosso, la plus jeune des trois, n’écrivait jamais ou presque, mais ses paroles avaient le charme de la littérature. « Tous les Mykoniates sont des conteurs » précisait-elle comme pour relativiser son don. Elle était aussi une immense lectrice qui réussissait ce prodige de lire tout en tricotant sans jamais sauter une maille ni une ligne. Elle assurait ainsi un complément de revenu décisif à ses proches, mais ne rendait pas les armes au démon de l’utilité. Comme elle le disait si bien, « s’il n’y avait pas les livres, la vie ne serait que ce qu’elle est. » Quand j’ai réalisé ces entretiens avec elle, je n’étais pas encore l’anthropologue de la lecture que je suis devenue peu de temps après. Et j’enrage de ne pas l’avoir plus questionnée sur cette dimension essentielle de sa vie. Elle m’aurait beaucoup appris. C’est en 1970 que j’ai connu Frosso, un été où je passais des vacances à Mykonos, comme je le faisais alors chaque année. Un soir d’août, j’ai pris l’autobus qui montait à Ano Mera, au milieu de l’île. Quand il s’est approché du hameau, j’ai demandé où se trouvait la maison des Vassilikiotis. Des villageois m’ont indiqué un chemin qui grimpait. Je l’ai suivi et, arrivée devant l’entrée, j’ai frappé. Personne n’a répondu. J’ai hésité, puis fini par pousser la porte. Un peu plus loin, j’ai trouvé Frosso assise sur les genoux de son mari Télis, qui lui caressait les cheveux. Elle avait cinquante-huit ans, lui dix de plus. J’étais très jeune, mais je me suis souhaitée de vivre de telles amours à leur âge. Ils m’ont accueillie en souriant, moi qu’ils ne connaissaient pas, comme si c’était 9 tout naturel de débarquer chez eux sans crier gare. Ils étaient juste embêtés pour moi parce que leur fille, mon amie, avait quitté l’île la veille. Je ne sais plus si c’est ce jour-là que j’ai visité la maison, l’atelier de Télis, le jardin où le père pianiste avait lutté contre les rochers. Un grand jardin un peu défait par le temps, où le vent faisait danser les palmes. Au fil des étés qui ont suivi, quand j’allais à Ano Mera, Frosso me parlait parfois de ses ancêtres, ces hommes de négoce et de plume qui s’étaient affairés de la mer Noire au Levant. Je l’écoutais, ses histoires me faisaient rire ou rêver, puis je les oubliais. Un jour, j’ai fui les touristes qui devenaient trop nombreux et changé d’île. Je n’ai plus eu d’histoires. Bien plus tard, pourtant, en 1990-91, je suis retournée l’écouter et là, j’ai enregistré tout ce qu’elle me disait. Quelques années après, Frosso nous a quittés. J’avais publié des extraits de notre conversation3 , mais n’avais jamais pris le temps de la retranscrire entièrement. Jusqu’à ces derniers mois où j’ai pensé qu’il était plus que temps de payer ma dette à la Grèce, à ses îles, à celles et ceux qui y vivaient, pour tout ce qu’ils m’avaient donné depuis si longtemps. Une façon de le faire, c’était de partager ce que Frosso m’avait raconté, qui était au plus près de la vie des Grecs les plus pauvres comme des bourgeois et des artistes, dans quelques-uns des lieux où ils avaient vécu : l’Égée entre Latins, Russes et Ottomans, l’Ukraine d’avant la révolution, Alexandrie des années 1920, la Crimée, le Paris des peintres, 3 « La diaspora égéenne : récit d’une femme » (récit de Frosso Vassilikioti, recueilli par Michèle Petit), Strates, 1991, 6, p.173-192. http://strates.revues. org/3953. La partie historique de cette présentation reprend, sous une forme modifiée, celle que j’avais alors rédigée. Certains noms dans le récit de Frosso ont été changés. 10 l’Éthiopie, Athènes des années 1930 puis de l’occupation, Mykonos s’ouvrant au tourisme. Dans le récit qui suit, tout commence donc dans cette île qui est devenue l’une des plus célèbres de Grèce, Mykonos. Cette île où la petite ville se coule dans l’Égée, ce qui n’est pas si courant. Car là comme partout au monde, il est des îles de terre et des îles de mer. Les unes semblent immobiles, et les villages y sont retirés, défensifs ; les autres flottent au vent. À Mykonos, toute de rochers, d’une terre sauvage et de murets de pierres charriées, des siècles de vents bleus4 ont poussé vers les rivages des générations de marins. Et elle n’a pas attendu les touristes pour connaître des heures de gloire. La diaspora égéenne Remontons un peu le temps, pour poser quelques jalons. Au début du xviiie siècle, nous apprend le botaniste Tournefort, « les matelots de Mycone passent pour les plus habiles de tout le pays ; il y a pour le moins cinq cents hommes de mer dans cette île, et l’on y compte plus de cent bateaux, outre quarante ou cinquante gros caïques destinés pour le négoce de Turquie et de la Morée. […] Les bâtiments français destinés pour Smyrne et pour Constantinople, dans les mauvais temps, relâchent ordinairement à Mycone et y viennent prendre langue pendant la guerre. […] Il vient souvent à Mycone des barques françaises charger des grains, de la soie, du coton et d’autres marchandises des îles voisines. » Il note aussi qu’ « on y recueille assez d’orge pour les habitants, beaucoup de figues, peu d’olives » ainsi que 4 Ces mots sont gravés sur un bloc de marbre antique se trouvant dans le musée d’Art folklorique de Mykonos. 11 « vingt-cinq ou trente mille barils de vin par an, et l’on y cultive la vigne depuis fort longtemps5 ». Mykonos est passée sous contrôle ottoman en 1537, après avoir été administrée par Venise pendant cent cinquante ans. La puissance des patriciens latins tenait à leur habileté maritime et commerciale ; celle des Ottomans, régis par un système théocratique et terrien, reste marginale en Égée. Comme beaucoup d’îles, Mykonos garde longtemps une relative indépendance vis-à-vis des Turcs, tout en maintenant un lien étroit avec les puissances occidentales. « Il n’y a de turc qu’un cadi ambulant » remarque Tournefort. Aux xviiie et xixe siècle, les flottes égéennes jouent de tous les vents. Les kapetanios tirent parti des formes d’organisation des populations insulaires pour armer des bateaux et trouver des équipages – on en trouvera trace dans le récit de Frosso. Ils profitent de l’influence des Phanariotes, ces familles aristocratiques grecques qui monopolisent, à Constantinople, les charges de « drogman » de la Porte (celles, peu ou prou d’un ministre des Affaires étrangères). Ils s’appuient sur les Occidentaux qui cherchent à coloniser économiquement l’Empire ottoman. Et vont battre pavillon russe quand la « troisième Rome », toute à ses efforts de conquête méditerranéenne, se fait reconnaître un droit de protection sur les minorités orthodoxes6 . Alors que les puissances européennes s’enlisent dans les guerres de la Révolution française et de l’Empire, les flottes égéennes s’emparent d’une grande partie 5 Joseph Piton de Tournefort, Voyage d’un botaniste, T. 1, Paris, La Découverte, 1982, p. 241-248. 6 Cf. Jean Baelen, Chronique d’une île de l’Égée, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 72 à 77. Voir aussi Municipality of Mykonos, Mykonos Folklore Museum Guide, 2010, http://issuu.com/pelpal/docs/fmm-english. 12 du commerce de la Méditerranée et elles s’assurent le monopole du commerce des grains avec l’Égypte et la mer Noire. Vient la révolution de 1821. Les Turcs rendent l’Acropole… à l’arrière-grand-père de Frosso, raconte-telle7 . Les gros négociants grecs continuent à s’affairer à l’échelle de l’Empire ottoman, ou à une échelle plus vaste encore, ne voyant dans la Grèce qu’un marché secondaire, un relais étroit. Ils forment des colonies au Levant, développent celles de la mer Noire, des Balkans, déploient leurs réseaux jusqu’à Vienne, Venise, Londres ou Marseille8 . Et c’est ainsi, partis d’une île où la position sociale était fonction de l’horizon géographique, que quelques Mykoniates vont loin. En Russie d’abord, où ils font vite fortune. Ils commercent, ils « vendent de l’espace9 ». Les ancêtres de notre narratrice y achètent aussi des provinces entières – une propriété de 35 000 hectares, avec villages, serfs, industries dont une usine de porcelaine, à Baranovka. Mais les idées des Lumières chères à Catherine ii s’étaient répandues parmi ces marchands. Et quelques-uns se veulent poètes. « Il y avait cette tradition dans la famille, des bibliothèques 7 La fille de Frosso, Malou, a plutôt entendu dire, dans son enfance, que c’étaient les clés de la ville que les Turcs avaient remises à Alexandros Axiotis. Panagos, le frère de Frosso, avait sur son mur un document officiel ottoman qui avait été donné à son arrière-grand-père. 8 Cf. Georges B. Dertilis, « Entrepreneurs grecs : trois générations, 17701900 », dans Franco Angiolini et Daniel Roche (dir.) Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, Éditions de l’EHESS, 1995. Voir aussi Erato Paris, « Quand les Grecs voyaient plus loin que la Méditerranée : les familles Zarifi-Zafiropulo », Recherches régionales. Alpes maritimes et contrées limitrophes, 163, juillet-septembre 2002, p. 56-68. https://www.departement06.fr/documents/Import/decouvrir-les-am/recherchesregionales163.pdf. 9 Comme dit Paul Veyne dans Le pain et le cirque, Paris, Éd. du Seuil ,1976, p. 126. 13 de toutes les couleurs, dans toutes les langues, tout ce que vous pouvez imaginer comme littératures, ça les intéressait toujours beaucoup » dit Frosso. Elle se refuse d’ailleurs à employer le même mot pour désigner ceux qui, parmi eux, ont un métier et « tiennent un crayon », et ceux qui ne font que spéculer sur les biens : les premiers sont des bourgeois, les seconds des « richards ». Après les revers liés à la révolution russe, certains courent vers Alexandrie : c’est une diaspora souple, qui sait jouer de la famille élargie. En Égypte, une minorité a toujours servi de médiateur avec les puissants du moment : les Juifs du temps des Vénitiens, les Chrétiens de Syrie avec les Français, les Grecs avec les Anglais. La colonie grecque s’y est développée depuis le début du xixe siècle et cinquante ans plus tard, quelques marchands hellènes contrôlaient les troisquarts du commerce extérieur. Puis les manières de traiter les affaires changent, les spéculations se font plus complexes et bientôt, en 1882, les Anglais matent la révolution nationale et occupent le pays. L’Égypte devient l’un des principaux fournisseurs de leurs industries textiles. Arrivent les maisons de commerce britanniques et d’autres générations de négociants grecs, plus proches des « protecteurs » : les hiérarchies sont bouleversées. À Alexandrie, si les Anglais dominent les affaires, la langue française, déjà la plus prestigieuse pour les Ottomans, a alors le beau rôle sur la scène culturelle. Bonaparte était venu avec imprimerie, presse, institut de recherche. Puis au milieu du xixe siècle, les missionnaires avaient multiplié les écoles. Pères, Mères et Sœurs – qui révulseront Frosso, contrainte d’étudier entre leurs murs – y enseignent la langue, mais ce sont les minorités qui la font vivre, comme le rappelait Jabès : 14 « Sait-on assez que c’est à celui que l’on continue, dans divers milieux, de regarder comme l’indésirable étranger, l’intrus, l’exclus que la France doit, en grande partie, en tout cas dans certaines régions du globe, son rayonnement ? En Égypte, par exemple […] ce sont les minoritaires juifs, en premier par leur nombre, coptes, chrétiens, de nationalité égyptienne ou étrangère, qui ont maintenu la présence de la France, dans ce pays, faisant, de la langue française, une langue commune et de sa culture, une culture universelle.10 » « Je pensais en français. Le français, c’est ma langue… Tout ce qui était français me plaisait » me dira Frosso qui en connaissait les tours mieux que moi – et c’est donc dans cette langue qu’elle m’accorda ces entretiens. Tout au long de la première moitié du xxe siècle, en Égypte, le lent déclin de ces minorités se poursuit. Pourtant, entre les deux guerres, les ventes de coton se développent. Elles permettent à une nouvelle bourgeoisie égyptienne, qui pèsera sur la destinée du pays, de se constituer. Et elles assurent encore de beaux jours aux castes d’archontes grecs qui organisent librement leurs institutions communautaires. Ces bourgeois de la diaspora sont plus républicains que ceux de la Grèce intérieure11 . Mais leur modernisme est étroit. Et l’Alexandrie des années 1920 dans laquelle Frosso adolescente se trouve embarquée pour dix ans de sa vie, c’est une société d’ordres, rigide. Bien loin de la ville libertine du Quatuor de Lawrence Durrell, on y veille sur la préséance, les prérogatives, les mariages, tant on se sait peut-être fragile dans cette Égypte qui bouge, et où la frénésie boursière 10 Edmond Jabès, Le Livre de l’hospitalité, Paris, Gallimard, 1991, p. 35. 11 Cf. Katerina Trimi Kirou, « Quel cosmopolitisme à l’ère des nationalismes ? », Cahiers de la Méditerranée, 67, 2003 http://cdlm.revues.org/130 15 bouleverse les cartes en une nuit. Les « richards » s’y épuisent en une quête effrénée de prestige, dans un univers plus proche de la société de cour décrite par Norbert Elias que du capitalisme de Max Weber. L’argent ne suffit jamais. Sauf à dépenser des fortunes à construire écoles ou musées pour y graver son nom dans la pierre. Quant au pays que traverse le Nil, il est absent : bourgeois et « richards » allaient loin, mais ils ne voyaient qu’eux-mêmes. S’échappent parfois de ce petit monde la voix d’un Cavafy… ou le cri de révolte d’une jeune fille du monde qui étouffe. Et qui revient bientôt, ravie, dans l’Athènes du début des années 1930 où elle retrouve des Mykoniates avec qui vivre de tout autres sociabilités. Partout où ils vont, ses amis écrivent sur leur île, l’écriture supplée à son absence. Ou bien alors ils peignent, ils dessinent. Et ils s’amusent, pratiquent tout un art de vivre et de converser, partagent le bonheur de rire et de raconter. D’autres, dont celui qui deviendra son mari, Télis, sont alors à Paris. Ils y posent pour Bourdelle ou Apartis pour gagner de quoi acheter des toiles et des couleurs. À cette époque, la Grèce rêvée par les Français change. Au xixe , les néo-classiques s’étaient enchantés de la pureté des formes. Les modernes découvrent, eux, que les temples antiques étaient colorés, qu’il n’est pas de forme sans matière, de lumière sans ombre. C’est une Grèce plus sauvage, plus énigmatique, plus archaïque, qu’ils cherchent. Et que des insulaires les aident à trouver : naît bientôt la superbe revue Minotaure et celui qui en assure la direction artistique est un Grec de Mytilène, Tériade. Années heureuses, fugitives. Viennent la guerre, l’occupation terrible des Allemands et des Italiens, la famine qui tue plus de 300 000 personnes au cours de l’hiver 1941-42,
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