Premieres pages de LA CAVALIERE - Page 19 - premières pages de la cavalière de Jeanne Galzy 11 Elle se redressa sur le coude et la regarda dormir. La respiration soulevait cet étroit espace qui séparait les seins, un menton ferme s’incrustait dans le rond de l’épaule et le visage était tourné vers l’espace de la chambre à peine éclairée. Encore contre elle par la douceur de sa peau, elle sentait sa vie jumelée à cette autre vie proche. Elle n’osa pas bouger pour ne pas troubler ce sommeil. Des délices fondaient encore en elle, comme s’il suffisait de leurs jambes mêlées et du parfum sous lequel stagnait l’autre odeur plus profonde. Une odeur amère comme celle des hautes herbes près de l’étang. Et soudain le vent de là-bas lui fut perceptible un appel la traversa de lumière, d’espace, de course, ses cheveux brandis comme des flammes. Elle échappait au lit, aux draps saccagés, à la tiédeur savoureuse d’un corps encore mêlé au sien. Mais d’un mouvement de cils elle chassa les images, appuya sa joue à cette épaule offerte, referma les yeux. De fines fougères s’étiraient encore en elle, vibraient avec des battements délicieux, s’écrasaient aux hanches, s’évasaient en gaine : elle pensa aux sirènes, à leur prolongement marin, puis écouta encore près d’elle le souffle un peu rauque du sommeil épuisé, sourit avec une jeune fierté, referma les yeux. En bas, dans la large avenue roulaient les voitures. Une ville énorme l’enserrait. Lointainement venu, un air plus frais passait par une fenêtre entrouverte. Elle pensa, en la sentant nue, 12 « pourvu qu’elle ne prenne pas froid ! » et fut sans force pour tirer le drap. Après tout, c’était l’été. Cette voix, dont tant de critiques avaient célébré la beauté, ne courait pas de risque. Elle adhéra un peu plus fort à l’épaule, se sentit s’engourdir, lutta contre le sommeil. Trop d’interrogations la pressaient. Pourquoi venait-elle d’éprouver ce que nulle autre ne lui avait jamais donné ? Cela venait-il d’elle-même ou de l’autre ? Elle essayait de se remémorer l’étrange aventure. Cette fois elle n’avait rien appelé, rien décidé. Dans ce Paris inconnu, elle était entrée dans un théâtre. Le spectacle était quelconque ; mais une voix avait chanté. Et elle qui n’avait jamais frémi qu’au bruit du vent ou de la vague, avait été précipitée dans l’enchantement d’un monde ignoré. Et maintenant la voix demandait : — Que fais-tu ? — Je pensais. Le beau visage vint sur elle. Elle vit dans les yeux lourdement cernés de longs cils, un étonnement. — Quel âge as-tu ? — Dix-neuf ans. L’actrice rit de son rire un peu guttural, se redressa en s’appuyant sur la mince poitrine, regarda l’heure à sa montre-bracelet encerclée de diamants : — Pas possible ! Dix heures ! Lève-toi vite ! J’aime autant qu’on ne sache pas… La parole était impérieuse. Amédée sauta du lit comme si elle descendait de cheval, rassembla les vêtements rejetés. — Dépêche-toi ! Tu traverses l’antichambre. Ouvre doucement la porte. Ne fais pas de bruit. 13 Elle la chassait allègrement. Et Amédée eut la sensation que c’était fini et de cette tiédeur parfumée et de ce corps et de ses caprices et de ses exigences. Elle agrafa sa robe, chercha son sac, embrassa d’un regard l’espace, le tapis, les rideaux épais, la blancheur du lit que tachait de noir une chevelure défaite. — Élina ! — File vite ! — On se reverra ? — Bien sûr ! Elle eut envie de revenir, mais se retint tant elle sentit cette volonté qui la repoussait avec hâte. Elle avait déjà la main sur la poignée dorée de la porte. — Chou, dit la voix, fais doucement. L’antichambre était prise entre des portes fermées ; mais celle de l’entrée ne faisait aucun doute, elle en poussa le verrou, ne songea pas à appeler l’ascenseur, prit l’escalier dans son élan de fuite et l’incertitude de tout malgré les mots prononcés. Tout s’agitait confusément en elle dans un tourbillon de vertige : la nuit inespérée, l’emprise soudaine, l’image d’un corps accompli et parfait, son asservissement à des mains expertes. En bas il y eut un bruit. Une porte battit. L’ascenseur montait, huilé, sifflant à peine. Un gros homme pâle la regardait, s’élevant comme vers les cintres d’un théâtre, à travers des reflets de vitres. Et pendant qu’elle était frappée par les plis impeccables de son pantalon, ses souliers de daim, son air de richesse, il lui vint à la pensée :« Maisellenesaitpasoùj’habite !Commentmerappelleraitelle ? » L’ascenseur montait encore ; puis s’arrêta. Elle songea : « Serait-ce à son étage ? », ne put vérifier à cause de la hauteur. Déjà elle était arrivée devant la loge de la concierge, ouvrit son sac, tira un papier, écrivit son nom : « Amédée Parazol », renonçant une fois de plus à son nom véritable, inscrivit son numéro de téléphone et celui de sa chambre dans son hôtel, remit le papier au concierge, sortit dans l’air du matin, étonnée de tant de soleil. 14 Une foule pressée la frôlait. Elle héla un taxi, se coula sur la banquette. Avec peine elle s’y maintint droite, luttant contre la fatigue à travers le dédale des rues inconnues. Enfin il y eut la façade de l’hôtel. Elle paya, l’ascenseur la happa, une femme de chambre accourue ouvrir sa porte dont elle avait oublié de prendre la clé, elle se jeta sur le lit sans se dévêtir, et sombra dans le sommeil. 15 Elle essayait de remettre les choses à leur place, comme lorsque, là-bas en Camargue, Noune, à grands coups de balai, mettait de l’ordre dans le Mas. Délire et anxiété se mêlaient dans son inexpérience. Pourquoi Élina Kranz l’avait-elle aussi soudainement emportée chez elle ? Elles n’avaient eu que le lointain contact d’une actrice connue et d’une admiratrice. Elle ne l’avait jamais vue que dans sa loge envahie d’enthousiastes spectateurs. Elle lui avait envoyé des fleurs ; mais que devenaient-elles parmi tant d’autres ? Elle lui avait écrit ; mais que pouvaient être ses mots maladroits ? Elle essayait de s’expliquer pourquoi l’actrice avait arrêté sa voiture contre le trottoir où elle marchait et lui avait intimé d’un geste l’ordre de monter près d’elle. Et cette course muette à travers le Paris nocturne où une main tenait la sienne. Et cet ascenseur, et la porte ouverte… Tout semblait, avec le matin qui sur le jardin de l’hôtel bleuissait un grand carré de ciel, prendre l’apparence d’un songe. Elle se répétait : « C’est vrai. Elle m’a prise par le bras, elle m’a guidée vers sa chambre. C’est elle qui a voulu et moi qui ai obéi ! » Tout lui semblait si irréel qu’elle eut besoin d’une confirmation immédiate. Elle décrocha le téléphone. La réponse tardait. Enfin une voix se fit entendre : — Non, Mme Kranz n’est pas là. C’était relâche au théâtre. Elle avait quitté Paris. Elle osa insister. Mais la réponse fut la même. Était-ce une consigne ? 16 Déjà son imagination parcourait toutes les routes. L’actrice avait-elle quelque maison hors Paris ? Où allait-elle ? Chez quelqu’un ? L’oncle Arnold, qui connaissait tout un monde d’artistes, prétendait que toute femme avait un entreteneur, fût-il époux, et un amant. Était-ce vrai ? Elle songeait que Parazol, au temps lointain de sa jeunesse, avait entretenu bien des femmes de théâtre dont il n’était pas le seul amant. Est-ce qu’Élina était ainsi ? Est-ce que cette nuit si proche allait être suivie d’une nuit vécue avec un autre ? Déjà la jalousie la déchirait. Elle essaya de fuir sa souffrance, descendit. Elle reprit pour le repas sa table de la veille. Sur le linge blanc, à côté de l’argenterie et de la porcelaine fine, elle vit sa main robuste, avec ses ongles courts, encore brûlée du soleil de Camargue, un peu endurcie aux phalanges qui tirent sur les guides des chevaux, et elle pensa tout aussitôt à l’autre main aux doigts fuselés, aux ongles brillants, à la peau transparente. Et de nouveau des images l’envahirent. Comment cette main touchait-elle, caressait-elle un autre corps ? Que faisait-elle en ce moment ? Qu’allait-elle faire ? Remontée dans sa chambre, elle téléphona encore. Encore la même voix répéta les mêmes mots. Encore une fois elle sentit l’impossibilité d’être dépossédée. Puis un espoir vint : elle reviendrait, elle l’attendrait au théâtre. Tout pourrait recommencer. Mais quand ? Comment supporter cette attente ? Elle sortit pour la fuir. Ses pas résonnèrent sur le trottoir. Sa course égarée se mêla aux trajets précis d’une foule. Ces hommes, ces femmes avaient tous un itinéraire prévu, un but à leur marche. Elle, ne faisait que fuir. Fuir ses doutes. Fuir ses soupçons. Élina Kranz avait-elle comme toutes, son ou ses entreteneurs ? À qui donnait-elle son corps et sa science ? Quel ami ? Quel amant ? Quel maître ? 17 Elle imaginait ce qu’elle ignorait. Avec jalousie et horreur elle inventa d’étranges complications, des pouvoirs inimitables, des voluptés cruelles. Des souvenirs de lectures lui revenaient. Elle passait sans les voir devant les étalages les plus parisiens, les jardins les plus somptueux. Elle traversa un pont, vit couler la Seine. Puis se perdit dans les méandres des petites rues. Là, les siècles avaient déposé leur poussière. Les maisons noires la regardaient de leurs yeux aveugles. Elle flottait hors de l’actuel et de la réalité. Longtemps elle marcha ainsi ; puis soudain vit le nom de la rue, se ressouvint du numéro, aperçut le porche. C’était là que vivait Arnold, le seul de la famille Deshandrès qu’elle sentait son parent parce qu’un jour, au Mas du Rouvre, il l’avait dessinée, emportée par la course du cheval et du vent. La lourde porte s’ouvrit. Un contrepoids la referma. Elle entra dans le jardin malingre, entendit les coups de maillet du sculpteur au rez-de-chaussée. Elle monta vers le haut atelier, frappa à la porte. — C’est toi ? dit Arnold avec étonnement. Une femme couchée et nue posait pour une toile. Lui, était encore jeune, négligé avec ostentation. — Je te savais à Paris : ton vieux Parazol l’avait dit à mon frère. Daniel me l’a écrit. Mais entre, ma Beauté. Cette dame va se rhabiller. On allait finir la séance. — Je te dérange ? — Mais pas du tout. J’enrageais de ne pas trouver… — Quoi ? — Trop difficile à t’expliquer. Regarde plutôt mes toiles. La plus grande, mal éclairée, où, vêtu de modes désuètes, un jeune couple était accueilli par toute une famille massée sur une terrasse à balustres, éveillait en elle des ressouvenirs. Il suivit son regard : — Tu reconnais ? Ce fut mon prix de Rome. Ta mère est là. Regarde ! 18 Cette jeune femme, au visage long et un peu triste, avec sa minceur plate, cette grande main qui ressemblait à la sienne, oui, c’était bien Eva Deshandrès, et ce jeune homme élégant, sanglé dans une redingote claire, avec ses cheveux d’un blond roussâtre et sa barbe frisée, devait bien être son mari. — C’est mon père ? — Mais oui ! David Deshandrès et sa jeune femme au retour de leur voyage de noces. — Comment as-tu pu les peindre ainsi ? Tu étais alors, m’a dit Tante Noémi, encore un enfant. — Mais un enfant qui savait voir et qui dessinait déjà. C’est sur un croquis d’autrefois que j’ai peint. C’est drôle d’avoir été un enfant si doué et d’aboutir à quoi ? Je me le demande… Mais regarde plutôt toute ta parenté. Ils y sont tous : mon père, ma mère, l’oncle Otto et même la tante Noémi. Tu as les yeux du beau David qui avait les yeux de son père. Des yeux de Nordique. Les Deshandrès ont dû se croiser avec des Danois. Ils ont habité le Slevig, lors des exils de religionnaires. Au fond, ce n’a pas été un mal. — Quoi ? — Mais d’être persécuté. Cela avive une race. La fille rhabillée sortit de derrière un paravent. Il convint avec elle de la prochaine séance. Là-haut, à l’étage au-dessus, de toute cette maison louée à des artistes, une voix de femme chantait. La fille passa devant le tableau qui tenait presque toute la cloison et eut l’air de traverser à l’improviste toute la famille Deshandrès, sur la terrasse de Fontfrège. — Et tu vis comme cela avec tous tes parents ? demanda Amédée quand le modèle fut parti. — Je ne les vois plus à force d’habitude… Mais toi, loin des chevaux et du vieux Parazol, que fais-tu ici ? 19 — C’est lui qui a voulu que je connaisse Paris ; cela lui est venu tout d’un coup il a pensé qu’il fallait que je choisisse librement ma vie. Sa détresse la reprenait. Elle regarda le tableau. Tous ces êtres-là lui étaient des inconnus, plus jeunes que ses plus lointains souvenirs. Quoi ! Sa grand-mère Deshandrès avait été cette femme épanouie dont le corsage pudiquement décolleté laissait deviner la chair pulpeuse ! Tante Noémi n’était alors pas si maigre, et Emmanuelle et Suzanne avaient cet air d’innocence et de fraîcheur ! — Mais comment as-tu pu les peindre ainsi, si longtemps après ton premier croquis ? — Ma mère a longtemps gardé son éclat de brune et mes sœurs n’avaient guère changé. Puis l’art n’est pas photographique et, en nous, il y a toujours transposition. Je suis sûr que c’est ainsi que mes yeux d’enfant les virent. Ta mère dans sa robe mauve m’avait ébloui. Pas rien que moi. Daniel en était fou. — Daniel ? — Elle nous étonnait tous par son élégance, par ses manières : elle montait à cheval, elle nageait, elle parlait des bêtes libres de sa Camargue. Elle n’était pas citadine comme nous tous. Nous étions pleins d’admiration. Oui, même notre institutrice, Miss Steenes, l’admirait ! Elle examinait toujours le tableau, mais ce qu’elle voyait, en éclair, c’était deux femmes au Rouvre, partant à cheval pour la chasse de nuit, en la laissant à Noune ; puis la chambre fermée de Miss Steenes, et sa mère s’éloignant sur le chemin du cimetière, là-bas, parmi les sables et les étangs. Lui, la regardait attentivement. — Sais-tu que tu ressembles à ta mère ? Tu devrais me laisser te peindre. — Parle-moi plutôt de tous ceux-là : mon père, tes deux sœurs. 20 — Emmanuelle était la plus jolie. Mais Suzanne avait plus d’éclat. Dommage qu’elle n’ait pu se marier après le désastre. — Quel désastre ? — La perte de notre fortune, la fermeture de la banque Deshandrès. — Tu as regretté ? — Oh ! mais non ! Cela fut ma chance. Je détestais les chiffres et les comptes. Je gagnais ma liberté. Mais quand donc vais-je pouvoir te peindre ? — Jamais. Je ne suis pas belle. — Tu es mieux. Tu as du caractère, une étrangeté que peutêtre tu perdras demain. Pas encore gâtée par l’amant ou le mari, banalisée par la vie… Il riait. Il se moquait d’elle peut-être. — Tu ne te souviens pas du dessin que j’avais fait de toi et de ton amie Daisy ? Toutes deux emportées par la course et le vent ? — Mais si ! Il est à Montjavon, chez Parazol. — Je te jure que ce serait mieux encore. Regarde tes mains. Comme celles de ta mère, étroites et robustes. Des mains d’aurige. Ce serait épatant. Et j’appellerai le tout : L’Androgyne ! — Je ne veux pas ! Elle se défendait, presque indignée de son insistance. Puis tout à coup pensa qu’il avait peut-être deviné, le toisa avec inimitié. Il souriait toujours sous ses cheveux frisés, avec ses lèvres minces sous un nez aquilin. Trente ans ? Peut-être pas… — Allons, rassieds-toi. Dis-moi depuis quand tu es à Paris ? Et qu’y as-tu fait ? Elle éluda la première question, parla de sa visite aux Busser où elle n’avait pas rencontré les enfants et vu seulement sa tante Emmanuelle et son mari, dit qu’elle avait visité le Louvre.
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