Premieres pages de EE 51 Christine Peyret - Page 1 - une artiste à Etoiles d'encre Traverser sans la voir Broderies d’une enfance en temps de guerre « TRAVERSER SANS LA VOIR » est à la fois le titre général d’une série de 34 toiles brodées inspirées de la guerre d’indépendance algérienne, et le titre du livre qui prolonge ce travail, comme le ferait une visite guidée dans l’atelier de l’artiste. Comment expliquer en quelques phrases ce qui fait qu’on se décide, après des années de réflexion, à traiter enfin LE sujet qui vous tient à cœur ? Des indices sont déjà présents dans mes travaux plus anciens. La guerre. Les enfants qui observent le monde adulte sans s’étonner. L’Algérie. De petites touches, ou même des séries entières. Se faire la main ? Prendre son élan ? Oser enfin… Les enfants dans la guerre d’indépendance algérienne, tel était mon point de départ. C’est cette enfant-là que j’étais moi-même, et c’est pourquoi j’ai voulu reconstruire cette réalité perdue de vue, gommée de mes souvenirs conscients. Mon mode d’expression s’appuie sur des photographies que je transpose en broderie, avec les outils d’aujourd’hui, l’ordinateur et la machine à broder industrielle. J’ai donc commencé à plonger dans les stocks de photos de famille qui avaient résisté à tous mes déménagements. UNE ARTISTE À ÉTOILES D’ENCRE 126 CHRISTINE PEYRET 127 Plus personne de vivant pour commenter ces images : je devais donc les observer soigneusement. Il fallait reconstituer le lieu, l’événement. Je cherchais à comprendre ce qui, dans le décor, avait échappé au photographe et donnait témoignage de la guerre sans nom qui commençait. Un navire de guerre à l’horizon (« Le soleil en face »), des barbelés au-dessus du mur de l’école (« Sans les voir, sans les voir »), une sentinelle armée derrière un mur de sacs de sable (« Impressions soleil levant »), devant laquelle couraient des fillettes avec leurs cartables… Ma mère, l’institutrice, avait pris ces photos. Les bandes de négatifs, avec leur chronologie certaine, m’ont permis de dater ces prises de vue : année scolaire 1955-1956, à Stora, petit village de pêcheurs à côté de Philippeville, désormais Skikda. Mais il m’a fallu beaucoup de temps et de livres pour apprendre ce qu’elles contenaient vraiment. Je le dirai plus tard. Très vite j’ai décidé que mon travail devait être ample et long. J’ai pensé me donner deux ans pour le réaliser. J’en suis à deux ans et demi, et je ne suis pas certaine qu’il soit terminé… Ces enfants de Stora, ces enfants sages dans leur école, ce n’était pas suffisant. J’ai vite cherché à compléter cette représentation en montrant les autres acteurs en présence : les enfants, les adultes, les civils, les militaires, les pieds-noirs, les algériens, les vivants, les morts… sans chercher à départager les vainqueurs des vaincus, puisque, aussi bien, tous ont souffert. Alors je me suis mise à exploiter tout ce qui passait à portée de moi : les livres, les bibliothèques, les brocantes, les archives militaires, les agences de presse… et bien sûr, internet. Le temps des rencontres et des découvertes a commencé : sortir de l’atelier, faire fi de la timidité, dépasser ses limites ! L’art vu de cette façon est un acte collectif, même si beaucoup de ceux qui m’ont inspirée ne le savent même pas… UNE ARTISTE À ÉTOILES D’ENCRE 128 Je me suis trouvée certains matins devant des évidences, qui m’ont surprise. Par exemple : des albums de photos souvenirs, il en existe aussi chez les militaires, spécialement chez les appelés, et il en existe aussi chez les Algériens. Malgré la distance, j’ai pu obtenir quelques images bien émouvantes : « Mon père, ce héros » et « Retrouvailles » par exemple. Il en aurait fallu bien plus, pour tendre vers l’équilibre rêvé des représentations. J’ai dû accepter le fait que j’observais les choses « de mon point de vue », que c’était inévitable, et que tout ceci était une re-construction de la réalité perdue… Le temps passait, les toiles commençaient à prendre forme. Dans l’intimité de mon atelier, je me suis autorisée des audaces : montrer la violence, montrer les morts. Ce débat je l’ai eu d’abord avec moi-même. Fallait-il en passer par une allégorie, un symbole ? Aujourd’hui, on sait les difficultés que rencontrent les artistes qui abordent des sujets non politiquement corrects… Alors, j’ai brodé, pour voir quel effet produirait sur mes proches des images sanglantes. Un adolescent, d’abord, si beau, cadré serré et très grand. Une photo anonyme dans un livre épuisé. (« André F., âgé de 15 ans. »). Un seul indice : la date, curieusement précise. L’émotion a été au rendez-vous. La beauté, l’esthétique au secours du propos dénonciateur. La toile retenait devant elle les amis de passage, leurs regards y revenaient toujours. J’ai brodé ensuite, encore plus grand, peut-être grandeur nature, un mort du camp d’en face, un combattant du maquis, aux pieds de ses vainqueurs, aux pieds de ses compagnons faits prisonniers, les bras en l’air : une photo célèbre, que j’ai recadrée, elle aussi, pour donner toute sa place à ce mort en majesté. (« Sur la terre comme au ciel »). Comment dénoncer la guerre sans montrer sa réalité ? La réponse est venue, le signe que je cherchais… j’ai trouvé sur internet une chronologie des attentats qui me donnait des éléments plausibles des circonstances de la mort du jeune homme si beau. Son nom, son âge. Comment ne pas y voir une forme d’autorisation ? Petit à petit, j’ai trouvé d’autres réponses dans les livres. Des éclairages sur les infimes traces laissées par mon père et qui ont curieusement échappées aux nettoyages de printemps. Des explications sur certains faits familiaux que je n’avais jamais questionCHRISTINE PEYRET 129 ©AndréF;âgéde15ans,broderiesurtoile92cmx92cm,2010 nés. Ma grande sœur a été envoyée en pension en France, pendant l’année scolaire 1955-1956. Elle avait 6 ans, quoi de plus normal que d’envoyer sa fille aînée en pension à cet âge, quoi de plus normal que de ne pas la revoir de toute l’année scolaire, me direz-vous ? Moi, si petite, 2 ans, je suis restée dans les jupes de UNE ARTISTE À ÉTOILES D’ENCRE 130 ©Christineauxdrapeaux,broderiesurtoile100cmx100cm,2010. ma mère… Mais si l’on découvre sur les photos tous les signes qui montrent que l’école où elle aurait dû apprendre à lire, à Stora, était protégée contre une possible attaque… alors on fait le lien avec la date du 20 août 1955 dont parlent les livres. Le Nord-constantinois… c’est le mot « Nord » qui m’a trompée si longtemps ! À Stora, nous étions au bord de la mer, et pour moi désormais, la mer est au sud… CHRISTINE PEYRET 131 ©Impressionssoleillevant,broderiesurtoile90cmx100cm,2010. UNE ARTISTE À ÉTOILES D’ENCRE 132 ©Soleilenface,broderiesurtoile94cmx150cm,2010.
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