Dolores (apres Regis et Sandrine...) - extrait - Page 20 - extrait de Dolores, troisième tome de La Trilogie Psychiatrique, garanti sans spoiler puisqu'il s'agit du prologue du roman ! Si tu n’es finalement qu’un autre De ces amants sans importance… Oublie les nuits que nous avons passées à rire Jusqu'au matin, Sur le plancher de ta chambre, Sans penser à ton colocataire Endormi dans le couloir. Oublie les jours perdus sur ce lit, Corps enchevêtrés, Ta respiration s'échappant sans fin En volutes de fumée… »2 – Tu trouves pas ? demanda la femme. Alors qu'elle retirait un écouteur pour renouer le dialogue, un sourire franc illuminait son visage d'une 2 « Can I erase from my mind anything that you said or any time that we spent with each other ? I don’t want to waste away another cell on a memory when you’re just another meaningless lover. Forget the nights that we spent laughing until the morning on your bedroom floor without a thought about your roommate asleep down the hall. Forget the days we’d waste in bed, tangled, the smoke still on your breath… » - Turnover - « I would hate you if I could ». 20 bonne soixantaine d’années. Malgré l'état de délabrement amoureux dans lequel se trouvait leur relation, elle n'avait jamais perdu sa candeur enthousiaste. Il avait aimé ça, à une autre époque... – De quoi ? fit-il par habitude, d’un air absent, agrippé à son volant, fixant le feu rouge qui lui paraissait interminable. – « Certains jours, j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine », répéta-t-elle en montrant l’écran de son smartphone où s’inscrivait la maxime dans un cadre fleuri. – Oui, chérie… répondit son mari, lui-même enfermé dans une de ces bulles de silence qui cloisonnent les couples qui ont déjà trop duré. – Ben dis donc, cache ta joie ! – J’écoute les résultats, là !… – Oh pardooon ! s’exaspéra-t-elle pour la forme. Elle s’en retourna aussitôt à son application, et remit en place son oreillette gauche. Le groupe y reprit les accords d'une pop acidulée aux accents 80's. Soudain, le klaxon hurla dans l’habitacle à la seconde où le signal passait au vert. Le flot pouvait reprendre : dynamique des fluides visqueux appliquée aux déplacements de la classe moyenne de retour de sa besogne quotidienne… Lui, le retraité à la mémoire courte, ça le faisait bouillir. 21 – Avance, oh ! – Mais qu’est-ce que t’as aujourd’hui, mon cœur ? Je te jure, t’es pas à prendre avec des pincettes, hein ! s’écria la passagère un peu trop fort, trompée par le volume de sa musique. Il enclenchait déjà la troisième, après un démarrage en trombe. Compte-tours à plus de trois mille, fréquence cardiaque à l’avenant, clignotant, contrôle rétroviseur, volant braqué, dépassement de l’autre traînard dans sa poubelle roulante, changement de file sur la « deux fois deux voies »… – Doucement ! Détends-toi… Dolores va attendre, hein ! T’es plein de mauvaises ondes, chéri… persévéra la femme. Une nouvelle chanson venait de débuter… « Accorde le repos à mon esprit Un peu plus longtemps. Je me fiche de l’heure qu’il est. Et je ne veux pas avoir à me sentir si mal Pour toutes les choses que j'ai dites Et que je n'ai jamais réalisées. Découpe mon cerveau en hémisphères, 22 Je voudrais faire exploser mon visage… »3 Paroles de mauvais augure. Elle s’arracha brusquement à ces sombres pensées, à ces regrets mal digérés, cette réalité insipide, et ces histoires de cerveau en surchauffe ou de corps éclaté… Elle regarda droit devant, le périphérique défilait à haute vitesse. Le soleil déclinait. Une passerelle piétonne approchait. Étrange pressentiment… – Tu sais ce qu’en dit mon psycho-acupresseur : la pensée négative, c’est sûrement le meilleur moyen d’induire les problèmes tout seul et de se heurter à… Le choc fut bref, sourd, presque irréel. La vitre se constella en dizaines de fissures. Leur surprise fut piégée dans un hoquet. Il ne poussèrent pas un cri, tandis que le pantin désarticulé s’en allait comme un ballot de paille, rouler sous les pneus de la voiture suivante. La leur se cala contre le rail de sécurité, côté conducteur, dans une gerbe d’étincelles. Et ils n’y virent plus rien. Seulement du rouge et du malheur. Et ils ne firent plus rien. Personne ne bouge… Transi de peur. 3 « Rest my head just a little longer. I don’t care what time it is. And I don’t want to have to feel so badly for all the things I said and never did. Cut my brain into hemispheres, I want to smash my face… » - Turnover, « Take my head ». 23 *** Le sang et l'urine ; ça passait encore... Mais le vomi, elle n’avait jamais pu. Elle laissa le robinet couler un moment, cherchant à maîtriser sa respiration, à prévenir le prochain haut-le-cœur… Elle avait fait psychiatrie pour de multiples raisons. Pour ne pas devenir une machine peut-être, un exécutant, pour ne pas faire l’économie du contact humain, pour ne pas travailler à l’usine… Bel idéal. Belle naïveté. Comme si cela dépendait du poste que vous occupiez, et pas tout simplement de la personne que vous êtes… C’était tellement à côté de la plaque. Encore plus des jours tels que celui-ci. La salle d’attente débordait. Tout ce petit monde patientait, avait pris son ticket à la fromagerie. À la préfecture plutôt : service des mines grises… Déceptions de couple, crises familiales, angoisses post-modernes, vagues envies suicidaires… Et voilà que sonnait « l’heure des bourrés ». L’autre poivrot lui avait gerbé sur les sabots, à peine descendu du camion des pompiers… Elle avait choisi psychiatrie pourtant. Dès le premier stage, dès la première rencontre. Un de ces regards sans fond propres aux psychotiques : « Vous savez, vous aussi vous êtes morte à l’intérieur... » C’était aussi, pensait-elle, pour échapper à la vérité des corps. Et aux fluides qui suintent, à la pisse 24 infectée, au pus verdâtre, au sang qui coagule, aux crachats hémoptysiques… Mais l’âme qui geint, le psychisme qui fond, dégouline et se défait ; ce n’était finalement ni plus facile ni moins sale… – Hé ! Qu’est-ce que tu branles ? La porte du vestiaire venait de s’ouvrir sans prévenir, la sortant du malaise. L’adrénaline des urgences obligeait une nouvelle fois à tourner la page, de force, à enchaîner les chapitres, se substituant au besoin de réfléchir pour donner une raison d’être à sa mission. « Bonjour ! Drame suivant, s’il vous plaît ? » Douleur, histoire, crise, secret… Faire, agir, s’agiter, recevoir, contenir, renseigner, juste être là… Penser à soi attendrait les draps, ce soir. Si elle ne s’effondrait pas avant… – Y’a un gros déchoc qui vient d’arriver ! – Et alors quoi ? C’est pas pour nous, si ? rétorqua l'infirmière. – Non, le gars est carpette a priori. C’est mort. Peut-être pour les organes… – Mais c'est quoi, ton histoire, là ?!... – Un AVP4 , je te dis ! Un suicide apparemment… Depuis un pont routier… En tout cas, les conducteurs qui l’ont pris sur le pare-brise sont ici, choqués. C’est chaud ! 4 Accident de la Voie Publique. 25 – Mais il y a une CUMP5 pour ça, non ? – Oui et ben, pour l’instant, elle est pas déclenchée. – Y’en a pour des heures, une fois que tu t’impliques là-dedans !… C’est pas juste une tape dans l’dos et un café chaud ! – Oh ! T’es sur la liste des volontaires, je te rappelle ! Moi non… Tu y vas pendant que je gère le reste du bordel, niveau consultations, ok ? La proposition n’attendit pas sa validation. La collègue s’évaporait déjà dans un courant d’air. Heures supplémentaires en perspective… – Allô ?… Oui, c’est moi… Je serai pas rentrée à temps… Je sais bien, que veux-tu que j’te dise ? Je fais au plus vite… Non mais je te demande pas d’y aller !… Je sais, c’est bon. Et au fait, puisque tu demandes : oui, je tiens le coup, merci !… Ouais… Bisou. Un bip en réponse... « Amourogramme » plat. *** 5 Cellule d’Urgence Médico-Psychologique. Dispositif mis en place suite aux attentats parisiens de 1995, permettant la prise en charge psychologique des situations d’urgence collective, des états de stress post-traumatique et des répercussions immédiates de catastrophes de plus ou moins grande ampleur. 26 Peine à durée indéterminée. Larmes au ruissellement salé. « Mamie doit se reposer, tu comprends ?... » Alors que la camionnette sale et inconfortable cahotait sur la petite route, Dolores entendait encore – par-dessus la musique – résonner la phrase de son grand-père. Comme un verdict dans un tribunal sans auditoire. Une rupture de plus, un déchirement, chaque fois plus rude, presque un abandon. Qu’est-ce qu’elle était censée comprendre ? « Pauvre conne, la seule vérité qui soit, bien sûr ! » Elle était le boulet de service, le fardeau, pointée du doigt, l’objet de pitié, mais aussi la soupape et le symptôme tout trouvé d’un système familial défaillant. Elle et ses « troubles ». C’était le terme consacré, générique, pour dire l’imprévisible, la répétition et la chienlit, pour parler de cette vie impossible qu’elle menait depuis bientôt vingt ans. Qu’elles menaient à deux en réalité : elle et sa mère. « Elles »… Ou « lui », plutôt : ce couple mère-fille mal défini, « fusionnel ». On le lui avait pointé cent fois, mais qu’y faire ? Quoi en penser ? Comment fonctionner autrement ? Comment avancer, élaborer, se détacher, quand l’essentiel de l’enjeu, au quotidien, était de savoir quel garde-malade allait se taper la surveillance de la chieuse avec son mal-être et sa mèche rose ?… Maman était hospitalisée – quatrième séjour de l’année –, c’était 27 donc aux grands-parents que revenait la garde de Dolores, cette fois. Attention : traversée de suicidaires ! Sauvés par un cadavre sur le capot : « Ils en ont d’autres, des excuses comme celle-là ? » Voilà qu’un alibi leur était tombé du ciel !… Ou d’un pont, en fait… Mais paraît-il, l’infirmière des urgences avait été catégorique : « Tu sais, elle avait beaucoup de monde dans son service, elle avait l’air épuisée, mais elle nous a donné du temps et pris l’état de ta grand-mère très au sérieux… Elle nous a gardés un moment… Moi ça va, et la voiture c’est rien, mais Mamie est vraiment pas en état de te… Enfin après ce qu’il s’est passé, tu comprends ?… Et puis ça nous a fait tout drôle de nous retrouver dans la salle d’attente où on amène ta mère habituellement… Bref, c’est Papig qui va te prendre finalement, d’accord ?… Il arrive te chercher. » « Petit papa ». Elle détestait ce sobriquet enfantin – d'origine vaguement bretonne – dont son ex-beau-père s’était affublé depuis… toujours. Cet égoïste qui, un an plus tôt, avait délaissé maman au profit de sa propre tranquillité. Oh sans baffes ni scandale, sans franchise non plus, rien de définitif, juste de la lâcheté. Tout sauf un demi-père, encore moins un père de substitution ! Pourquoi était-il encore là, d’ailleurs ? Dans les parages, un minimum disponible en cas de force majeure ?... Pour tirer un coup, si besoin ? Cela restait un mystère. La culpabilité, la pitié 28 mal placée. La pire des raisons pour opérer une bonne action ! Dolores, était la dernière roue du carrosse. Mais ça tombait bien : il adorait ça, les carrosses, l’autre con de ferrailleur, assis au volant à côté d’elle, silencieux, insensible, avec son flegme, son tabac à chiquer et sa tête porcine : « Pa... Pig. » « J’ai creusé une tombe Avec les parties de mon cerveau Qui fonctionnent encore. Pour m'y enterrer à jamais Avec mes rêves, des rêves morts. Je sens encore un cœur qui bat, Mais je ne peux connaître l'amour. Je sens toujours une vie en moi, Mais pas le sang qui circule. Je serre encore les dents Et je me tire les cheveux ; Mais ma peau et mes os sont à nu. J'ai vécu sous le poids du monde 29
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