Dolores (apres Regis et Sandrine...) - extrait - Page 16 - extrait de Dolores, troisième tome de La Trilogie Psychiatrique, garanti sans spoiler puisqu'il s'agit du prologue du roman ! slip qui exhibait sa virilité teintée au carotène sur le panneau déroulant. À gauche, la montre à son poignet lui confirma la fâcheuse situation : il fallait bien se résoudre à prendre le « 12 bis » qui se présenta quatre minutes plus tard… Une fois à l'intérieur, chahuté entre un adolescent taciturne et le sac de courses d’un homme de grande taille qui sentait le cigarillo café-crème, cramponné à une barre de maintien métallique – sur laquelle il choperait probablement le prochain de ses fréquents désordres intestinaux –, il appréhendait déjà le gros kilomètre qu’il devrait parcourir à pied pour rentrer chez lui… Certes ce n'était pas un effort surhumain, mais relativement inédit, tout de même… Décidément, il n'aimait pas l'inattendu... Cela signifiait surtout traverser un quartier jugé infréquentable… Ces rues glauques... De l’autre côté de la rocade... Avec ce pont qu’il lui faudrait enjamber… Oh il n’y avait pas que le bus qui venait de bifurquer… Le sort aussi aime les itinéraires « bis ». *** Insomnie. Il ne comptait même plus les années. Les nuits, les heures, à faire la chouette face au plafond, à défier Morphée par dépit, à défaut de mieux, jusqu’à ce que les yeux lui piquent, tempes comprimées, cerveau pilonné. 16 Idées qui s’enchaînent, qui s’emballent, puis l'angoisse qui s’enraie, se remballe, neurones en éveil, un vain dédale… Car ce qu'il y a de plus affolant, pour un être doté de conscience, c'est de ne plus savoir arrêter sa pensée. « Tout ce que j’ai fait aujourd’hui. Mais il m’en reste autant demain. Que n’ai-je accompli jusqu’ici, pour que cela ne mène à rien ? » Puis se résoudre, soir après soir, à en reprendre. Amertume. On n’a rien goûté d’amer – ni la pire des endives, ni la plus mauvaise bière – tant qu’on n’a pas laissé, une fois, fondre un comprimé de Zopiclone jusqu’au bout, à même la langue, sur l’autel de sa solitude… Ce n’est pas que ça vous brûle, que ça irrite ou que ça débecte. Ça vous punit plutôt. « Et faudrait quoi ? Que ça ait l'goût de fraise, en plus ? » Jour, nuit, veille, sommeil : le fameux cycle nycthéméral. « Tu parles d’un mot !… » Ça lui tapait sur le système. Le sommeil, c’est le nerf de la guerre. Et de nerfs il en était à bout. Tout le temps, à cran, à vif. La poudre et la narine jamais loin de la pointe du couteau. Pour tenir. C’était ça ou être à la traîne, à la rue, à la ramasse. Les organismes s’adaptent, les roseaux se tordent, les caractères se blindent. Lui était un char d’assaut. Et cela lui avait valu plus d’une embrouille. Et quelques mois de prison... Fallait pas le chercher, point barre ! Et parfois, il vous trouvait lui-même. Pour le plaisir, pour la décharge, la soupape. Jamais rien à branler… La preuve : 17 encore une porte claquée ce soir. À peine trois jours qu’il bossait là-bas, dans ce boui-boui dégueu qui prétendait vendre des ronds de pâte décongelée sous le nom de « pizzas ». D’ailleurs s’il s’était écouté, ce con de patron aurait fini avec une « quatre saisons » à la place de la tronche !… « T’as vraiment un problème... » Au fond, il n’était pas fier de lui. La colère avait achevé sa première descente, voire un looping. Une clope, un peu d’air frais… Mais ça revenait déjà. La violence. Tout juste remis sur les rails, le chariot de feu remontait le grand huit. C’était contre lui qu’il en avait. « Ta conditionnelle ! T’as vraiment rien dans l’crâne ! » Avant de reprendre sa route, il s’arrêta brièvement pour pisser dans l’angle d’une enfilade de garages, à couvert, les yeux sur les chaussures. Visiblement – ou plutôt olfactivement –, il n’était pas le premier à se soulager ici… Une merde humaine. Étrangement, on la reconnaît quand on en croise une. C’est inné, instinctif. Au faciès, à vue de nez. Là, sur votre chemin, inopportune, elle a quelque chose dans sa posture, de moins bien définie que les autres. Moulée dans son urgente dissimulation. D’allure consistante, parfois trompeuse, grasse et piégeuse, elle vous collerait aux basques si vous n’y preniez garde. Elle ne vous lâcherait plus, calée dans votre sillage, de son fumet singulier. Elle n’assume pas sa nature, elle se cache dans les 18 faux-semblants, derrière les circonstances, dans l'empressement d'un recoin. À l’abri des regards, elle s'étale alors, diffusant ses puantes intentions… Et justement, ce gars là-bas, qui approchait, avait tout de la sous-merde. Trente-cinq ou quarante ans passés à rentrer la tête dans les épaules et à courber l’échine... Oui, c’était bien ça : « Alerte ! Petite merde en approche ! ». Sans utilité, sans défense. Il sut dans la même seconde ce qu’il en pensait et ce qu’il allait en faire. L’homme qui se hâtait au loin, s’engageait sur le pont enjambant la rocade… Il eut une irrépressible envie de lui shooter dedans. Et du pied droit, encore ! « Paraît que ça porte bonheur… » *** – C’est beau, non ? « Puis-je effacer de mon esprit Tout ce que tu as dit Ou chaque moment que nous avons vécu ensemble ? Je ne veux plus gaspiller Une parcelle de ma mémoire, 19 Si tu n’es finalement qu’un autre De ces amants sans importance… Oublie les nuits que nous avons passées à rire Jusqu'au matin, Sur le plancher de ta chambre, Sans penser à ton colocataire Endormi dans le couloir. Oublie les jours perdus sur ce lit, Corps enchevêtrés, Ta respiration s'échappant sans fin En volutes de fumée… »2 – Tu trouves pas ? demanda la femme. Alors qu'elle retirait un écouteur pour renouer le dialogue, un sourire franc illuminait son visage d'une 2 « Can I erase from my mind anything that you said or any time that we spent with each other ? I don’t want to waste away another cell on a memory when you’re just another meaningless lover. Forget the nights that we spent laughing until the morning on your bedroom floor without a thought about your roommate asleep down the hall. Forget the days we’d waste in bed, tangled, the smoke still on your breath… » - Turnover - « I would hate you if I could ». 20 bonne soixantaine d’années. Malgré l'état de délabrement amoureux dans lequel se trouvait leur relation, elle n'avait jamais perdu sa candeur enthousiaste. Il avait aimé ça, à une autre époque... – De quoi ? fit-il par habitude, d’un air absent, agrippé à son volant, fixant le feu rouge qui lui paraissait interminable. – « Certains jours, j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine », répéta-t-elle en montrant l’écran de son smartphone où s’inscrivait la maxime dans un cadre fleuri. – Oui, chérie… répondit son mari, lui-même enfermé dans une de ces bulles de silence qui cloisonnent les couples qui ont déjà trop duré. – Ben dis donc, cache ta joie ! – J’écoute les résultats, là !… – Oh pardooon ! s’exaspéra-t-elle pour la forme. Elle s’en retourna aussitôt à son application, et remit en place son oreillette gauche. Le groupe y reprit les accords d'une pop acidulée aux accents 80's. Soudain, le klaxon hurla dans l’habitacle à la seconde où le signal passait au vert. Le flot pouvait reprendre : dynamique des fluides visqueux appliquée aux déplacements de la classe moyenne de retour de sa besogne quotidienne… Lui, le retraité à la mémoire courte, ça le faisait bouillir. 21 – Avance, oh ! – Mais qu’est-ce que t’as aujourd’hui, mon cœur ? Je te jure, t’es pas à prendre avec des pincettes, hein ! s’écria la passagère un peu trop fort, trompée par le volume de sa musique. Il enclenchait déjà la troisième, après un démarrage en trombe. Compte-tours à plus de trois mille, fréquence cardiaque à l’avenant, clignotant, contrôle rétroviseur, volant braqué, dépassement de l’autre traînard dans sa poubelle roulante, changement de file sur la « deux fois deux voies »… – Doucement ! Détends-toi… Dolores va attendre, hein ! T’es plein de mauvaises ondes, chéri… persévéra la femme. Une nouvelle chanson venait de débuter… « Accorde le repos à mon esprit Un peu plus longtemps. Je me fiche de l’heure qu’il est. Et je ne veux pas avoir à me sentir si mal Pour toutes les choses que j'ai dites Et que je n'ai jamais réalisées. Découpe mon cerveau en hémisphères, 22 Je voudrais faire exploser mon visage… »3 Paroles de mauvais augure. Elle s’arracha brusquement à ces sombres pensées, à ces regrets mal digérés, cette réalité insipide, et ces histoires de cerveau en surchauffe ou de corps éclaté… Elle regarda droit devant, le périphérique défilait à haute vitesse. Le soleil déclinait. Une passerelle piétonne approchait. Étrange pressentiment… – Tu sais ce qu’en dit mon psycho-acupresseur : la pensée négative, c’est sûrement le meilleur moyen d’induire les problèmes tout seul et de se heurter à… Le choc fut bref, sourd, presque irréel. La vitre se constella en dizaines de fissures. Leur surprise fut piégée dans un hoquet. Il ne poussèrent pas un cri, tandis que le pantin désarticulé s’en allait comme un ballot de paille, rouler sous les pneus de la voiture suivante. La leur se cala contre le rail de sécurité, côté conducteur, dans une gerbe d’étincelles. Et ils n’y virent plus rien. Seulement du rouge et du malheur. Et ils ne firent plus rien. Personne ne bouge… Transi de peur. 3 « Rest my head just a little longer. I don’t care what time it is. And I don’t want to have to feel so badly for all the things I said and never did. Cut my brain into hemispheres, I want to smash my face… » - Turnover, « Take my head ». 23 *** Le sang et l'urine ; ça passait encore... Mais le vomi, elle n’avait jamais pu. Elle laissa le robinet couler un moment, cherchant à maîtriser sa respiration, à prévenir le prochain haut-le-cœur… Elle avait fait psychiatrie pour de multiples raisons. Pour ne pas devenir une machine peut-être, un exécutant, pour ne pas faire l’économie du contact humain, pour ne pas travailler à l’usine… Bel idéal. Belle naïveté. Comme si cela dépendait du poste que vous occupiez, et pas tout simplement de la personne que vous êtes… C’était tellement à côté de la plaque. Encore plus des jours tels que celui-ci. La salle d’attente débordait. Tout ce petit monde patientait, avait pris son ticket à la fromagerie. À la préfecture plutôt : service des mines grises… Déceptions de couple, crises familiales, angoisses post-modernes, vagues envies suicidaires… Et voilà que sonnait « l’heure des bourrés ». L’autre poivrot lui avait gerbé sur les sabots, à peine descendu du camion des pompiers… Elle avait choisi psychiatrie pourtant. Dès le premier stage, dès la première rencontre. Un de ces regards sans fond propres aux psychotiques : « Vous savez, vous aussi vous êtes morte à l’intérieur... » C’était aussi, pensait-elle, pour échapper à la vérité des corps. Et aux fluides qui suintent, à la pisse 24 infectée, au pus verdâtre, au sang qui coagule, aux crachats hémoptysiques… Mais l’âme qui geint, le psychisme qui fond, dégouline et se défait ; ce n’était finalement ni plus facile ni moins sale… – Hé ! Qu’est-ce que tu branles ? La porte du vestiaire venait de s’ouvrir sans prévenir, la sortant du malaise. L’adrénaline des urgences obligeait une nouvelle fois à tourner la page, de force, à enchaîner les chapitres, se substituant au besoin de réfléchir pour donner une raison d’être à sa mission. « Bonjour ! Drame suivant, s’il vous plaît ? » Douleur, histoire, crise, secret… Faire, agir, s’agiter, recevoir, contenir, renseigner, juste être là… Penser à soi attendrait les draps, ce soir. Si elle ne s’effondrait pas avant… – Y’a un gros déchoc qui vient d’arriver ! – Et alors quoi ? C’est pas pour nous, si ? rétorqua l'infirmière. – Non, le gars est carpette a priori. C’est mort. Peut-être pour les organes… – Mais c'est quoi, ton histoire, là ?!... – Un AVP4 , je te dis ! Un suicide apparemment… Depuis un pont routier… En tout cas, les conducteurs qui l’ont pris sur le pare-brise sont ici, choqués. C’est chaud ! 4 Accident de la Voie Publique. 25
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