Lire un extrait du livre Certaines n avaient jamais vu la mer - Page 1 - Lire un extrait du livre Certaines n avaient jamais vu la mer Sur l’auteur Julie Otsuka est née en 1962 en Californie. Diplômée en art à l’université de Yale, elle abandonne finalement la peinture pour se consacrer entièrement à l’écriture. Son premier roman, Quand l’empereur était un dieu, est largement inspiré de la vie de ses grands-parents et a été primé de très nombreuses fois. Son deuxième roman, Certaines n’avaient jamais vu la mer, a été considéré aux ÉtatsUnis comme un véritable chef-d’œuvre. Il fut par ailleurs récompensé, entre autres, par le prix Femina étranger dès sa parution en France. 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 4202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 4 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 JULIE OTSUKA CERTAINES N’AVAIENT JAMAIS VU LA MER Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau PHÉBUS 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 5202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 5 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 Du même auteur aux Éditions 10/18 QUAND L’EMPEREUR ÉTAIT UN DIEU, n° 4138 Cet ouvrage est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé, des lieux ou des événements réels ne serait que pure coïncidence. Titre original : The Buddha in the Attic © Julie Otsuka Inc., 2011 © Libella, Paris, 2012, pour la traduction française ISBN 978-2-264-06053-2 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 6202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 6 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 BIENVENUE, MESDEMOISELLES JAPONAISES ! Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour. Sur le bateau, la première chose que nous avons faite – avant de décider qui nous aimerions et qui 11 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 11202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 11 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 nous n’aimerions pas, avant de nous dire les unes aux autres de quelle île nous venions et pourquoi nous la quittions, avant même de prendre la peine de faire les présentations –, c’est comparer les portraits de nos fiancés. C’étaient de beaux jeunes gens aux yeux sombres, à la chevelure touffue, à la peau lisse et sans défaut. Au menton affirmé. Au nez haut et droit. À la posture impeccable. Ils ressemblaient à nos frères, à nos pères restés là-bas, mais en mieux habillés, avec leurs redingotes grises et leurs élégants costumes trois-pièces à l’occidentale. Certains d’entre eux étaient photographiés sur le trottoir, devant une maison en bois au toit pointu, à la pelouse impeccable, enclose derrière une barrière de piquets blancs, d’autres dans l’allée du garage, appuyés contre une Ford T. Certains avaient posé dans un studio sur une chaise au dossier haut, les mains croisées avec soin, regard braqué sur l’objectif, comme s’ils étaient prêts à conquérir le monde. Tous avaient promis de nous attendre à San Francisco, à notre arrivée au port. Sur le bateau, nous nous interrogions souvent : nous plairaient-ils ? Les aimerions-nous ? Les reconnaîtrions-nous d’après leur portrait quand nous les verrions sur le quai ? Sur le bateau nous dormions en bas, à l’entrepont, espace noir et crasseux. Nos lits consistaient en d’étroites couchettes de métal empilées les unes sur les autres, aux rudes matelas trop fins, jaunis par les taches d’autres voyages, d’autres vies. Nos oreillers étaient garnis de paille séchée. Entre les couchettes, des miettes de nourriture jonchaient le sol, humide et glissant. Il y avait un hublot et, le soir, lorsqu’il était fermé, l’obscurité s’emplissait de murmures. Est-ce que ça va faire mal ? Les corps se tournaient et se 12 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 12202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 12 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 retournaient sous les couvertures. La mer s’élevait, s’abaissait. L’atmosphère humide était suffocante. La nuit, nous rêvions de nos maris. De nouvelles sandales de bois, d’infinis rouleaux de soie indigo, de vivre dans une maison avec une cheminée. Nous rêvions que nous étions grandes et belles. Que nous étions de retour dans les rizières que nous voulions si désespérément fuir. Ces rêves de rizières étaient toujours des cauchemars. Nous rêvions aussi de nos sœurs, plus âgées, plus jolies, que nos pères avaient vendues comme geishas pour nourrir le reste de la famille, et nous nous réveillions en suffoquant. Pendant un instant, j’ai cru que j’étais à sa place. Les premiers jours sur le bateau nous étions malades, notre estomac ne gardait rien, et nous étions sans cesse obligées de courir jusqu’au bastingage. Certaines d’entre nous étaient prises de vertiges, au point de ne plus pouvoir se lever, et demeuraient sur leur couchette dans une morne torpeur, incapables de se souvenir de leur nom sans parler de celui de leur futur mari. Rappelle-moi encore une fois, je suis Mrs Qui, déjà ? Certaines se tenaient le ventre et priaient à haute voix Kannon, la déesse de la miséricorde – Où es-tu ? – tandis que d’autres préféraient verdir en silence. Souvent au beau milieu de la nuit nous étions réveillées par le mouvement violent de la houle, et l’espace d’un instant nous ne savions plus où nous étions, pourquoi nos lits ne cessaient de bouger, ni pourquoi nos cœurs cognaient si fort d’effroi. Tremblement de terre, voilà la première pensée qui nous venait. Alors nous cherchions notre mère car nous avions de tout temps dormi entre ses bras. Dormait-elle en ce moment ? Rêvait-elle ? 13 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 13202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 13 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 Songeait-elle à nous nuit et jour ? Marchait-elle toujours trois pas derrière notre père dans la rue, les bras chargés de paquets, alors que lui ne portait rien du tout ? Nous enviait-elle en secret d’être partie ? Est-ce que je ne t’ai pas tout donné ? Pensait-elle à aérer nos vieux kimonos ? À donner à manger au chat ? Nous avait-elle bien appris tout ce dont nous avions besoin ? Tiens ton bol à deux mains, ne reste pas au soleil, ne parle jamais plus qu’il ne faut. Sur le bateau nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assises sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important. Une jeune fille doit se fondre dans le décor : elle doit être là sans qu’on la remarque. Nous savions nous comporter lors des enterrements, écrire de courts poèmes mélancoliques sur l’arrivée de l’automne comptant exactement dix-sept syllabes. Nous savions désherber, couper du petit bois, tirer l’eau du puits, et l’une d’entre nous – la fille du meunier – était capable de parcourir les trois kilomètres jusqu’à la ville en portant sur son dos un sac de trente-cinq kilos de riz sans jamais transpirer. Tout est dans la façon dont on respire. Nous avions pour la plupart de bonnes manières et nous étions d’une extrême politesse, sauf quand nous explosions de colère et nous mettions à jurer comme des marins. Pour la plupart nous parlions comme des dames, d’une voix haut perchée en feignant d’en savoir bien moins qu’en réalité, et chaque fois que nous passions sur le pont nous prenions garde d’avancer à petits pas, en rentrant les orteils comme il convient. Car combien de fois notre 14 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 14202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 14 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 mère nous avait-elle répété : Marche comme si tu étais en ville, pas à la ferme ! Sur le bateau chaque nuit nous nous pressions dans le lit les unes des autres et passions des heures à discuter du continent inconnu où nous nous rendions. Les gens là-bas, disait-on, ne se nourrissaient que de viande et leur corps était couvert de poils (nous étions bouddhistes pour la plupart donc nous ne mangions pas de viande et nous n’avions de poil qu’aux endroits appropriés). Les arbres étaient énormes. Les plaines, immenses. Les femmes, bruyantes et grandes – une bonne tête de plus, avions-nous appris, que les plus grands de nos hommes. Leur langue était dix fois plus compliquée que la nôtre et les coutumes incroyablement étranges. Les livres se lisaient de la fin vers le début et on utilisait du savon au bain. On se mouchait dans des morceaux de tissu crasseux que l’on repliait ensuite pour les ranger dans une poche, afin de les utiliser encore et encore. Le contraire du blanc n’était pas le rouge mais le noir. Qu’allionsnous devenir, nous demandions-nous, dans un pays aussi différent ? Nous nous voyions – peuple de petite taille, armé de ses seuls livres – débarquer au pays des géants. Se moquerait-on de nous ? Nous cracherait-on dessus ? Nous prendrait-on seulement au sérieux ? Toutefois, même les plus réticentes admettaient qu’il valait mieux épouser un inconnu en Amérique que de vieillir auprès d’un fermier du village. Car en Amérique les filles ne travaillaient pas aux champs, il y avait plein de riz et de bois de chauffage pour tout le monde. Et partout où l’on allait, les hommes tenaient la porte aux femmes et soulevaient leur chapeau en disant : « Les dames d’abord » et « Après vous ». 15 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 15202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 15 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 Sur le bateau certaines d’entre nous venaient de Kyoto, elles étaient blanches et délicates car elles avaient passé leur vie dans des pièces sombres, au fond des maisons. Certaines venaient de Nara, elles priaient leurs ancêtres trois fois par jour et juraient entendre encore sonner les cloches du temple. Certaines étaient filles de paysans de la région de Yamaguchi, elles avaient les épaules larges, les poignets épais et ne s’étaient jamais couchées au-delà de neuf heures du soir. Certaines étaient issues d’un petit village de montagne de Yamanashi et avaient découvert le chemin de fer il y a peu. Certaines venaient de Tokyo, elles avaient tout vu, parlaient un japonais très beau et ne se mêlaient guère aux autres. Beaucoup étaient de Kagoshima et baragouinaient un rude patois du Sud, que celles de Tokyo feignaient de ne pas comprendre. D’autres étaient d’Hokkaido, au climat froid et enneigé, et pendant des années elles rêveraient de ces paysages blancs. Celles qui venaient d’Hiroshima, où la bombe exploserait, avaient de la chance d’être sur ce bateau, bien qu’à l’époque nul n’en sût rien. La plus jeune d’entre nous avait douze ans et n’avait pas encore ses règles. Mes parents m’ont mariée pour avoir l’argent de la dot. La plus âgée, trente-sept ans, était de Niigata et avait passé sa vie à s’occuper de son père, un invalide dont la mort récente la rendait à la fois heureuse et triste. Je savais que je ne pourrais me marier que s’il mourait. L’une des nôtres venait de Kumamoto, où il n’y avait plus d’hommes valides – ils étaient tous partis l’année précédente chercher du travail en Mandchourie –, et s’estimait heureuse d’avoir trouvé un mari, quel qu’il soit. J’ai regardé son portrait et j’ai dit à la marieuse : « Ça fera 16 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 16202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 16 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38 l’affaire. » Une autre était issue d’un village dans la région de Fukushima où l’on tissait la soie, son premier mari était mort de la grippe, le deuxième l’avait quittée pour une femme plus jeune et plus jolie qui habitait sur l’autre versant de la colline et, à présent, elle partait pour l’Amérique afin d’épouser le troisième. Il est en bonne santé, il ne boit pas, il ne joue pas, c’est tout ce que j’ai besoin de savoir. L’une d’entre nous avait été danseuse à Nagoya, elle était très élégante, avait une peau d’un blanc translucide et savait tout sur les hommes, aussi était-ce vers elle que chaque soir nous nous tournions pour lui poser nos questions. Combien de temps cela va-t-il durer ? Avec la lumière allumée ou dans le noir ? Les jambes en l’air ou posées ? Les yeux ouverts ou fermés ? Et si je ne peux pas respirer ? Et si j’ai soif ? Et s’il est trop lourd ? Trop gros ? Et s’il ne veut pas de moi ? « En vérité, les hommes sont très simples », répondait-elle. Puis elle se mettait à nous expliquer. Sur le bateau parfois nous restions éveillées pendant des heures dans l’obscurité sombre et humide de la cale, remplies de désirs et de peurs, nous demandant comment nous tiendrions encore trois semaines. Sur le bateau nous avions emporté dans nos malles tout ce dont nous aurions besoin dans notre nouvelle vie : un kimono de soie blanche pour notre nuit de noces, d’autres en coton coloré pour tous les jours, de plus discrets pour quand nous serions vieilles, et puis des pinceaux à calligraphie, d’épais bâtons d’encre noire, de fines feuilles de papier de riz afin d’écrire de longues lettres à notre famille, un minuscule bouddha de cuivre, une statuette d’ivoire 17 202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 17202175RAD_MER_Cs4_PC.indd 17 24/07/2013 19:38:3824/07/2013 19:38:38
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