Lire le premier chapitre du Cherche bonheur de Michael ZADOORIAN - Page 1 - MICHAEL ZADOORIAN LE CHERCHE-BONHEUR Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Merle 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 5 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les «þcopies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collectiveþ» et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, «þtoute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illiciteþ» (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contre- façon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. ©þ2009 by Michael Zadoorian. Published by arrangement with William Morrow, an imprint of HARPERCOLLINS PUBLISHERS. All rights reserved. ©þ2010, Fleuve Noir, département d’Univers Poche, pour la traduction française. ISBNþ: 978-2-265-08917-4 Titre originalþ: The Leisure Seeker 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 6 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 Pour Norm et Rose Laquelle est la plus désirable, L’étoile du matin ou l’étoile du soirþ? L’aube du cœur ou son crépusculeþ? Quand on contemple devant soi l’inconnu Et que le jour qui passe absorbe les ombres, Ou quand le paysage de la vie S’étire dans le sillon, que les lieux familiers Scintillent au loin, que les souvenirs bénis S’élèvent comme une brume délicate, et viennent embellir Les biens que l’on possède, qui disparaîtront bientôtþ? HENRY WADSWORTH LONGFELLOW Nombreux sont les endroits dans le monde où je veux revenir. FORD MADOX FORD 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 7 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 9 1 Michigan Des touristes, voilà ce que nous sommes. J’ai fini récemment par en convenir. Nous n’étions pas du genre, mon mari et moi, à voyager pour élargir notre horizon culturel. Nous partions pour nous amuserþ: Weeki Wachee, Gatlinburg, South of the Border, Lake George, Wall Drug. Nous avons vu des cochons et des chevaux nager, un palais russe recouvert de maïs, des nymphettes aquatiques boire du Pepsi-Cola en petites bouteilles, London Bridge en plein désert, un cacatoès funambule sur un vélo. Je me dis que nous l’avons toujours su. Quant à ce voyage, le dernier, il a été comme il se doit décidé au dernier moment, privilège de la retraite. Je suis heureuse de notre décision, même si tout le monde (méde- cins, enfants) étaient contre. «þElla, je vous mets sérieuse- ment, très sérieusement en garde contre toute forme de voyageþ», m’a déclaré le DrþTomaszewski, qui fait partie de la centaine, ou peu s’en faut, de thérapeutes qui s’occu- pent de mon cas, lorsque j’ai évoqué l’idée d’une grande balade, mon mari et moi. Et quand j’ai parlé à ma fille de la possibilité d’un éloignement ne serait-ce que le temps d’un week-end, elle a répliqué sur un ton réservé aux jeunes chiots. («þNonþ!þ») 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 9 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 10 Mais John et moi avions besoin de vacances, plus que jamais. J’ajoute que les médecins voulaient m’avoir sous la main uniquement pour poursuivre leurs expériences, me sonder avec leurs instruments glacés, scruter les ténèbres de mes entrailles. Ils l’ont assez fait comme ça. Et même si nos enfants ne veulent que notre bien, ça ne les regarde pas. Prendre en charge quelqu’un ne veut pas dire régenter sa vie. On peut se demander si c’est la meilleure idée possible. Ce couple de vieux débris, l’une avec plus de problèmes de santé qu’un pays du tiers-monde, l’autre sénile au point de ne pas savoir quel jour on est, partant sillonner les routes du pays. Ne disons pas de bêtises. Bien sûr que c’est pas une bonne idée. On raconte qu’Ambrose Bierce – dont j’avais adoré les nouvelles terrifiantes quand j’étais jeune –, à soixante-dix ans passés, avait décidé sur un coup de tête de partir pour le Mexique. «þJe me rends bien compte qu’il est possible, voire probable, que je ne revienne pas.þ» Il a aussi écritþ: «þIl s’agit de couper l’herbe sous le pied à la vieillesse, à la maladie, et aux chutes dans les escaliers de la cave.þ» Moi qui connais bien les trois, je ne peux qu’applaudir avec chaleur ce cher Ambrose. Bref, nous n’avons rien à perdre. J’ai donc décidé d’agir. Le Cherche-bonheur, notre camping-car, était en bon état et prêt à partir. Nous l’avons toujours entretenu avec soin, même après notre retraite. Donc, après avoir assuré à nos enfants que l’idée même de vacances était évidemment insensée, j’ai kidnappé mon mari et nous avons pris la fuite, direction Disneyland. C’est là que nous emmenions les gosses, c’est pourquoi nous le préférons à celui de Flo- ride. D’autant qu’à cette étape de notre vie, nous ressem- blons plus que jamais à des enfants. Surtout John. De la banlieue de Detroit où nous avons passé toute notre existence, nous avons pris plein ouest à travers le 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 10 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 11 Michigan. Jusqu’à présent, la promenade est agréable, régulière et paisible. Le courant d’air, à la fenêtre, produit un sifflement muet et soyeux à mesure que les kilomètres nous arrachent de notre cocon. Les idées s’éclaircissent, les douleurs s’atténuent, les soucis s’évaporent, au moins pour quelques heures. John ne dit pas un mot mais il semble très content de conduire. Il est dans un jour tranquille. Au bout d’environ trois heures, nous nous arrêtons pour passer notre première nuit dans une petite station touris- tique qui s’enorgueillit du titre de «þRelais des artistesþ». Quand on aborde la ville proprement dite, on découvre, plantée dans un bosquet de plantes persistantes, une palette de peintre de la taille d’une piscine d’enfant sur laquelle chaque tache de couleur est rehaussée d’une ampoule électrique qui l’éclaire. À côté, une pancarteþ: SAUGATUCK. C’est ici que nous avons passé notre lune de miel voici près de soixante ans (Pension de MmeþMiller, depuis long- temps réduite en cendres). Nous avions pris un bus Greyhound. Notre voyage de noces, ç’a été une balade dans l’ouest du Michigan. Nous ne pouvions pas nous per- mettre mieux, mais ce fut bien assez chouette pour nous. (Ah, l’avantage de s’amuser d’un rienþ!) Après l’enregistrement au camping, nous partons nous balader en ville, autant que j’en suis capable, afin de pro- fiter de la fin de l’après-midi. Je suis très heureuse de revenir ici avec mon mari. Notre dernière visite remonte à au moins trente ans. Je suis étonnée de constater que les lieux n’ont guère changéþ: partout des pâtisseries, des gale- ries d’art, des marchands de glaces et des antiquaires. Le parc est bien là où je m’attendais à le voir. Un grand nombre de constructions d’origine sont encore debout, et en bon état. Étonnant que personne n’ait éprouvé le besoin de tout raser pour bâtir du neuf. Ils doivent avoir compris que les gens, quand ils sont en vacances, n’ont qu’une envieþ: retrouver un endroit qui leur est familier, qui 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 11 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 12 semble leur appartenir un peu, même pour une courte période. John et moi prenons place sur un banc de la rue princi- pale, chargée des senteurs de caramel chaud de la brise d’automne. Nous regardons passer les familles en short et tee-shirt, cornet de glace à la main, au rire sonore et insou- ciant, voix détendues des gens en vacances. —þC’est joli, dit John (Ses premiers mots depuis notre arrivée.) C’est chez nousþ? —þNon, mais c’est joli. John n’arrête pas de demander si tel ou tel endroit, c’est chez nous. Particulièrement depuis un an, quand la situa- tion s’est dégradée. Les problèmes de mémoire sont apparus il y a environ quatre ans, même s’il existait des signes avant-coureurs. Ç’a été progressif. (Mes propres problèmes sont apparus bien plus récemment.) Nous avons de la chance, m’a-t-on déclaré, mais on le dirait pas. Ce sont d’abord les coins du tableau noir de son esprit qui se sont peu à peu effacés, puis les bords, et les bords des bords, créant un cercle qui est allé en s’amenuisant pour finir par disparaître en lui-même. Ne restent plus que des bribes de souvenirs épars, des endroits où la gomme n’a pas terminé son ouvrage, des réminiscences qu’il ressasse. De temps en temps, il recouvre assez de conscience pour s’apercevoir qu’il a oublié l’essentiel de notre vie commune, mais ces instants sont depuis peu de plus en plus rares. Le voir en colère devant sa mémoire évanouie m’enchante, car ça signifie qu’il reste encore du bon côté, avec moi. En règle générale, il n’y est pas. Mais ça ne fait rien. La gar- dienne des souvenirs, c’est moi. Cette nuit, John dort étonnamment bien, mais je ferme à peine l’œil. Je reste debout à lire, à regarder un débat inepte sur notre petit téléviseur à piles. Pour seule compa- gnie, j’ai ma perruque sur son perchoir en polystyrène. Nous sommes toutes deux installées dans la pénombre bleutée à écouter Jay Leno qu’accompagnent les vrombis- 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 12 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 13 sements de John et de ses amygdales. C’est sans impor- tance. De toute façon, je ne parviens pas à m’assoupir plus de deux heures, alors ses ronflements me gênent rarement. Ces temps-ci, dormir m’apparaît comme un luxe que je peux difficilement m’offrir. John a laissé ses papiers, sa monnaie et ses clefs sur la table comme il le fait à la maison. Je saisis l’épaisse brique qu’est son portefeuille en cuir craquelé. Il s’en échappe une odeur de moisi et, quand je l’ouvre et le feuillette, il produit un bruit de ventouse. C’est un vrai foutoir là- dedans, à l’image de son cerveau, j’imagine, où tout est en vrac et agglutiné, ainsi que j’avais pu le voir dans les bro- chures des cabinets médicaux. J’y trouve des bouts de papier recouverts de gribouillis illisibles, des cartes de visite de personnes mortes depuis des lustres, la clef de secours d’une voiture vendue voici cinq ans, des coupons d’assu- rance et de Sécu périmés à côté des nouveaux. Une dizaine d’années que le ménage n’a pas été fait, je parie. Je me demande comment il parvient à s’asseoir dessus. Pas éton- nant qu’il ait tout le temps mal au dos. Je glisse mon doigt dans un des compartiments et en retire un morceau de papier plié en quatre. Contrairement au reste, il ne semble pas être là depuis toujours. Je l’ouvre, c’est une image arrachée d’on ne sait où. À première vue, on dirait une photo de familleþ: des personnes assemblées devant un immeuble, mais aucune d’entre elles ne m’est familière. Puis, au bas du papier loqueteux que je finis de déplier, je découvre une légendeþ: De la part de vos amis de L’Office Central des Éditeursþ! Il faut dire que nous recevons de cette société une masse invraisemblable de courrier. À un certain moment, au début de sa maladie, John s’était entiché des jeux-concours de L’Office Central des Éditeurs. Il y participait systémati- quement, nous abonnant par accident à des magazines sans aucun intérêt pour nousþ: Le Monde des ados, Le Ran- donneur, Le Chineur moderne. Rapidement, ces crétins se 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 13 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15 sont mis à nous envoyer trois lettres par semaine. Par la suite, John a eu de plus en plus de mal à remplir correcte- ment les formulaires, si bien que les courriers, ouverts et à moitié parcourus, ont commencé à s’empiler. Ça m’a pris un moment, mais j’ai fini par comprendre pourquoi John garde cette coupure dans son portefeuille. Il est persuadé qu’il s’agit d’une photo de sa propre familleþ! Je me mets à rire. Je ris si fort que j’ai peur de le réveiller. Je ris, jusqu’aux larmes. Puis je réduis la photo en mille minuscules fragments. 154643YRZ_BONHEUR_F7_xml.fm Page 14 Mardi, 7. septembre 2010 3:45 15
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