Lire un extrait de Tu es moi - Sara Shepard - Page 3 - Lire un extrait de Tu es moi, de Sara Shepard PROLOGUE Je me réveillai dans une baignoire à pieds d’une propreté douteuse, au fond d’une salle de bains carrelée de rose qui ne m’était pas familière. Une pile de Maxim se dressait près des toilettes ; il y avait des projections de dentifrice vert dans le lavabo et des traces blanchâtres sur le miroir. Par la fenêtre, j’aperçus un ciel nocturne. La lune était pleine. Quel jour de la semaine étions-nous ? Et où me trouvais-je ? Dans la maison d’une des frater- nités de l’Université d’Arizona ? Chez quelqu’un ? J’arrivais tout juste à me souvenir que je m’appelais Sutton Mercer, et que je vivais dans les collines de Tucson. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où était mon sac à main, et je ne savais plus où j’avais garé ma voiture. À bien y réfléchir… j’avais quoi, comme voiture, déjà ? M’avait-on droguée ? – Emma ? appela une voix masculine depuis une autre pièce. Tu es là ? 9 – Occupée ! claironna une voix féminine toute proche. Une grande fille mince ouvrit la porte de la salle de bains. Ses cheveux bruns emmêlés lui tombaient devant la figure. – Hé ! protestai-je en me levant d’un bond. Il y a déjà quelqu’un ! J’avais des fourmis dans tout le corps, et je me sentais bizarrement engourdie. Je baissai les yeux pour m’examiner. Il me sembla que je clignotais comme dans une lumière stroboscopique. Flippant, décidai-je. C’est sûr : j’ai été droguée. La fille ne parut pas m’entendre. Elle tituba, le visage dans l’ombre. – Houhou ? m’écriai-je en sortant de la baignoire. (Elle ne me jeta pas même un coup d’œil.) Tu es sourde, ou quoi ? Appuyant sur la pompe d’un flacon de lait hydra- tant à la lavande, elle entreprit de s’en tartiner les bras. La porte se rouvrit à la volée, et un ado mal rasé, au nez pointu, fit irruption dans la pièce. – Oh ! (Son regard se posa sur le débardeur moulant de la fille, marqué « NEW YORK NEW YORK GRAND HUIT » sur le devant.) Je ne savais pas que tu étais là, Emma. – C’est pour ça que la porte était fermée, répliqua la fille en le poussant dehors et en la lui claquant au nez. Elle pivota vers le miroir. Je me tenais juste derrière elle. – Hé ! m’exclamai-je de nouveau. 10 Enfin, elle leva les yeux. Je tournai mon regard vers le miroir pour croiser le sien… et je poussai un hurle- ment. Parce que Emma était mon sosie, et que je ne me voyais pas. Emma se détourna et sortit de la salle de bains. Je la suivis comme si un fil invisible me reliait à elle. Qui était cette fille ? Pourquoi me ressemblait-elle à ce point ? Pourquoi étais-je invisible ? Et pourquoi ne pouvais-je me rappeler de… euh, de rien ? Des souvenirs inconséquents mais douloureuse- ment nostalgiques s’imposèrent à mon esprit. Le soleil scintillant sur les Catalinas. L’odeur des citron- niers dans mon jardin le matin. La sensation de mes pieds glissant dans mes pantoufles en cachemire. Mais les choses les plus importantes restaient floues et assourdies, comme si j’avais passé toute ma vie sous l’eau. Je voyais des formes trop vagues pour que je puisse les identifier. Je ne me rappelais pas ce que j’avais fait pendant mes vacances d’été, à qui j’avais donné mon premier baiser, ni ce que ça faisait de sentir le soleil sur mon visage ou de danser sur ma chanson préférée. D’ailleurs, quelle était ma chanson préférée ? Pire encore : à chaque seconde qui s’écoulait, les rares souvenirs que je gardais devenaient de plus en plus flous. Comme s’ils étaient en train de s’estomper et de disparaître. Comme si j’étais, moi, en train de disparaître. Alors, je me concentrai de toutes mes forces. J’entendis un cri étouffé, et une vive douleur me transperça le corps avant que mes muscles endormis finissent par capituler. Tandis que mes yeux se 11 fermaient lentement, j’aperçus une silhouette sombre et indistincte qui me toisait. – Oh, mon Dieu, chuchotai-je. Pas étonnant qu’Emma ne m’ait pas vue. Pas éton- nant que je ne me sois pas reflétée dans le miroir. Je n’étais pas vraiment là. Plus vraiment là. J’étais morte. 1 UNE RÉPLIQUE MORTELLEMENT EXACTE Son cabas en toile à l’épaule et un verre de thé glacé à la main, Emma Paxton sortit par la porte de derrière de la maison où vivait sa nouvelle famille d’accueil, à la lisière de Las Vegas. Non loin de là, des voitures filaient en grondant sur la voie rapide ; l’air était lourd de gaz d’échappement et des odeurs émises par l’usine de traitement des eaux usées. Il n’y avait dans ce jardin pas d’autres décorations que de petits haltères poussiéreux, un tue-mouches électronique et des statues en terre cuite assez kitsch. Bref, rien à voir avec mon jardin de Tucson, qui était soigneusement paysagé et s’enorgueillissait de balan- çoires en bois. Petite, je m’amusais à faire comme si le portique était un château fort. Les détails dont je me souvenais et ceux qui s’étaient évaporés n’obéis- saient décidément à aucune logique. 13 Depuis une heure, je suivais Emma en essayant de comprendre sa vie et de me rappeler la mienne. En même temps, je n’avais pas le choix. J’étais obligée d’aller partout où elle allait. Et j’aurais été bien en peine de dire comment je savais toutes ces choses sur elle – elles apparaissaient dans ma tête à la manière d’un texto dans une boîte de réception tandis que j’observais mon sosie. Je connaissais sa vie mieux que la mienne. Emma laissa tomber son cabas sur la table de jardin en imitation fer forgé, s’affala sur une chaise en plastique et renversa la tête en arrière. La seule qualité de ce jardin, c’est qu’il tournait le dos aux casinos, et que rien ne venait boucher la vue sur le ciel. La lune semblable à une gaufrette d’albâtre bour- souflée était suspendue au-dessus de l’horizon. Le regard d’Emma dériva vers deux étoiles fami- lières qui brillaient d’un éclat vif, à l’est. Quand elle avait neuf ans, Emma avait baptisé celle de droite la Maman-Étoile, celle de gauche le Papa-Étoile, et la plus petite en dessous l’Emma-Étoile. Elle s’était inventé toutes sortes d’histoires à leur sujet, se racon- tant que les deux premières étaient ses vrais parents et qu’un jour, ils seraient réunis tous les trois sur terre comme ils l’étaient dans le ciel. Emma avait passé la plus grande partie de son existence dans des familles d’accueil. Elle n’avait jamais rencontré son père, mais elle se souvenait de sa mère, avec qui elle avait vécu jusqu’à l’âge de cinq ans. Elle s’appelait Becky ; c’était une femme mince qui adorait hurler les réponses de La Roue de la Fortune, danser dans le salon sur les chansons de 14 Michael Jackson et lire des journaux à sensation dont les gros titres clamaient : « UN BÉBÉ NÉ D’UNE CITROUILLE ! » ou « L’ENFANT CHAUVE-SOURIS A SURVÉCU ! ». Souvent, Becky envoyait Emma à la chasse au trésor dans leur résidence. Le « butin » était toujours un bâton de rouge à lèvres usé ou un mini-Snickers. À l’Armée du Salut, elle achetait des tutus de danseuse et des robes ornées de dentelle pour qu’Emma puisse se déguiser. Avant que sa fille se couche, elle lui lisait Harry Potter en prenant une voix différente pour chaque personnage. Mais Becky était comme un ticket de jeu à gratter : Emma ne savait jamais sur quoi elle allait tomber avec elle. Parfois, sa mère passait toute la journée à pleurer sur le canapé, le visage déformé et les joues ruisselantes de larmes. D’autres fois, elle traînait Emma au grand magasin le plus proche et lui achetait des choses en double. – Pourquoi j’ai besoin de deux paires de chaus- sures pareilles ? demandait la fillette. Une expression lointaine passait alors sur le visage de Becky. – Au cas où tu salirais la première, Emmy. Et elle pouvait être terriblement distraite, comme la fois où elle avait oublié Emma au Circle K.1 La gorge nouée, la fillette avait regardé sa voiture dispa- raître dans les ondulations de chaleur qui s’élevaient de l’autoroute. Le caissier lui avait donné une glace à l’eau parfum orange et l’avait laissée s’asseoir sur 1. NdT : Chaîne de supérettes américaines. 15 le congélateur à l’avant de la boutique pendant qu’il donnait quelques coups de fil. Quand Becky avait fini par revenir, elle avait pris Emma dans ses bras et l’avait serrée très fort. Pour une fois, elle n’avait même pas râlé quand la fillette avait fait tomber de la glace fondue sur sa robe. Peu de temps après – c’était toujours l’été –, Emma avait passé la nuit chez Sasha Morgan, une de ses copines de la maternelle. Quand elle s’était réveillée le lendemain matin, Mme Morgan se tenait sur le seuil de la chambre, l’air au bord de la nausée. Becky avait glissé un mot sous sa porte d’entrée, disant qu’elle était « partie faire un petit tour ». Drôle de petit tour, qui durait maintenant depuis plus de treize ans. Comme personne n’avait réussi à retrouver Becky, les Morgan avaient fini par confier Emma à un orphelinat de Reno. Les adoptants potentiels ne voulaient pas d’une fillette de cinq ans : ils cher- chaient tous un bébé dont ils pourraient faire une version miniature d’eux-mêmes. Jamais Emma ne cesserait d’aimer sa mère, mais elle ne pouvait pas dire que Becky lui manquait – du moins, pas la Becky sanglotante, la Becky irration- nelle ou la Becky dans la lune. Par contre, avoir une mère lui manquait : une présence stable et constante, quelqu’un qui connaissait son passé, espérait le meil- leur pour son avenir et l’aimait inconditionnellement. Elle avait inventé la famille d’étoiles, non pas en se basant sur ce qu’elle avait connu, mais sur ce qu’elle aurait voulu connaître. 16 La porte vitrée coulissa derrière elle, et Emma se retourna brusquement. Travis, le fils de sa nouvelle mère d’accueil, sortit de la maison et vint poser ses fesses sur le bord de la table. – Désolé pour tout à l’heure, dans la salle de bains, dit-il. – C’est pas grave, marmonna Emma en s’écartant discrètement des jambes tendues du jeune homme. Elle aurait juré qu’il n’était pas désolé le moins du monde. Âgé de dix-huit ans, Travis se faisait un jeu d’essayer de la surprendre nue. Ce jour-là, il portait une casquette de base-ball bleue bien enfoncée sur son front, une vieille chemise à carreaux trop grande pour lui et un short en jean baggy dont l’entrejambe lui tombait presque jusqu’aux genoux. Le bas de son visage aux lèvres minces et au nez pointu était couvert de poils clairsemés ; il n’était pas encore assez adulte pour se faire pousser une vraie barbe. Il plissa ses petits yeux marron injectés de sang d’une façon suggestive. Emma sentit son regard la détailler, depuis son débardeur moulant qui dénudait ses bras jusqu’à ses longues jambes bronzées. Avec un grognement, Travis glissa une main dans la poche de sa chemise et en sortit un joint qu’il alluma. Comme il soufflait de la fumée dans la direc- tion d’Emma, le tue-mouches électronique s’activa. Il y eut un léger grésillement, suivi par un bref éclat de lumière bleue, et un nouveau moustique succomba. Si seulement Travis avait pu en faire autant ! Pas si près, brûlait de lui dire Emma. Tu pues le shit. Pas étonnant qu’aucune fille ne veuille t’approcher. Mais elle se mordit la langue. Elle se contenterait 17 d’ajouter sa réplique à la liste des « Vannes Que J’Aurais Voulu Balancer », dans le carnet à la couver- ture en tissu noir qu’elle planquait dans son tiroir du haut. Cette liste de vannes (VQ JAVB, en abrégé) rassemblait toutes les remarques spirituelles et sarcas- tiques qu’elle avait un jour eu envie de lancer à ses mères d’accueil, à ses voisins flippants, aux pétasses de son bahut et à un tas d’autres gens. En règle générale, Emma tenait sa langue. Il valait toujours mieux ne pas se faire remarquer. Au fil du temps, la jeune fille avait développé des réflexes de survie assez impressionnants. À l’âge de dix ans, elle avait appris à esquiver les objets que M. Smythe, un père d’accueil soupe au lait, se mettait à lancer quand il piquait une crise. Plus tard, elle avait vécu à Henderson avec Ursula et Steve, deux hippies qui faisaient pousser leur nourriture mais ne savaient pas la cuisiner, si bien qu’elle avait à contrecœur appris à préparer des cakes à la courgette, des gratins d’auber- gines et de délicieuses poêlées de légumes sautés. Ça faisait tout juste deux mois qu’elle avait emmé- nagé chez Clarice, une mère célibataire qui travail- lait comme barmaid à l’Institut M, où elle servait des clients VIP. Emma avait passé l’été à prendre des photos, à se faire des marathons de Démineur sur le vieux BlackBerry que son amie Alex lui avait donné avant qu’elle quitte son précédent foyer d’accueil à Henderson, et à bosser à mi-temps au grand huit du casino New York New York. Oh, et à éviter Travis autant que possible. Son séjour n’avait pas commencé ainsi. Emma avait d’abord essayé de copiner avec son nouveau frère 18
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